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sopher et de diagnostiquer sans agir ? La presse anglaise, qui a été sévère pour le comte Goluchowski, lui attribue la spécialité des propositions intempestives ; il semble bien que lord Salisbury se soit réservé celle des paroles risquées. Il y est passé maître. On aurait pu croire qu’après avoir parlé si fièrement, il aurait déposé une demande de crédits pour augmenter encore la puissance de la flotte britannique. Il n’en a rien été, et jusqu’à ce jour les Italiens seuls ont paru prendre au sérieux cette parole de lord Salisbury que nous sommes dans le moment des préparatifs. En tout cas, leur enthousiasme pour la Crète insurgée a pris un caractère débordant. Les vieux comités garibaldiens se sont sentis revenus aux grands jours héroïques. Les dernières nouvelles d’Orient ont pourtant calmé cette effervescence. L’apaisement est à la veille de se faire ; du moins on l’assure, et nous aimons trop à le croire pour ne pas y compter.

Sur quelles bases se fera-t-il ? C’est ce que nous ne savons encore qu’imparfaitement, et peut-être faut-il se défier des premières informations, certainement incomplètes, que donnent les journaux à ce sujet. Le mémorandum en treize points que les députés chrétiens ont rédigé, et qui contient toutes leurs revendications, ne saurait évidemment pas être accepté dans son intégralité. Tel qu’il est, il assurerait à l’île une autonomie absolue, une indépendance complète, et, sauf un tribut égal à la moitié du produit des douanes qui devrait être payé annuellement à la Porte, il ne resterait guère de la souveraineté ottomane que le souvenir. Ce qui importe, c’est d’assurer à la Crète un meilleur gouvernement que par le passé. Le caractère même que les puissances ont donné à leur intervention montre le prix qu’elles y attachent. On a dit que les chrétiens de Crète demandaient à cet égard une garantie formelle, qui serait donnée par l’Europe : s’il en est ainsi, ils prennent un peu, qu’on nous passe le mot, l’ombre pour la proie. Ce n’est pas un morceau de papier en plus ou en moins qui leur assurera l’avenir : pour le croire, il faudrait avoir oublié toute l’histoire de ce dernier demi-siècle. La garantie vraie, réelle, effective, efficace, est dans l’intérêt profond que toutes les puissances sans exception ont témoigné à la cause crétoise. Il y a eu, à cet égard, unanimité complète. La Porte a pu voir, de son côté, le danger qu’il y avait, après avoir souscrit à un arrangement, à ne pas s’y conformer loyalement. La violation du pacte d’Halepa a rendu légitime l’insurrection actuelle. Mais le pacte d’Halepa ne peut à aucun degré être comparé à celui qui est sur le point de le remplacer. Il avait été convenu directement entre le Sultan et les insurgés crétois par l’entremise du consul d’Autriche ; le nouveau pacte est dû à l’intervention de toutes les grandes puissances, et il trouve dans cette origine une autorité supérieure à celle que pourraient lui donner par surcroit toutes les formalités de protocole. La question de la garantie donnée par les puissances ne saurait avoir,