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un caractère tout particulier. Il réclame pour lui le droit de philosopher en liberté, de dire tout haut ce qu’il pense, de n’y mettre aucune réticence, et de ne pas se préoccuper des conséquences. Depuis quelque temps, il n’élève jamais la voix sans prédire à l’Empire ottoman, et quelquefois au sultan lui-même qu’il prend personnellement à partie, les cataclysmes les plus formidables, et cela en vertu d’une fatalité historique qui ressemble beaucoup à ce qu’un de nos grands orateurs a appelé la justice immanente des choses. On est naturellement porté à en conclure que lord Salisbury est disposé à aider à l’accomplissement de ses prédictions ; car enfin un homme comme lui, homme de gouvernement, homme d’action, ne se confine pas dans le rôle de prophète en chambre et de simple diseur de bonne ou de mauvaise aventure. Mais c’est ici qu’on se trompe : écoutons-le plutôt. Au moment d’aborder les affaires d’Orient dans son discours de Douvres : « J’en suis arrivé à ce sujet, dit-il, et je tremble un peu de ma témérité, car je vois que, si je dis quelque chose des maux qui existent dans le sud-est de l’Europe, on assurera que j’ai menacé l’Empire ottoman et que je suis obligé de mettre mes menaces à exécution. Je n’accepte pas cette critique, qui indique une confusion d’idées. J’ai toujours le droit d’avertir ceux à qui incombe la responsabilité des dangers actuels du châtiment que le cours des événemens peut leur infliger. Mais j’estime ne pas avoir engagé mon pays à faire la guerre dans cette éventualité. Un prédicateur peut être très ardent à combattre le péché, sans que rien l’oblige à descendre de chaire et à frapper les impénitens à coups de bâton. » La comparaison peut être spirituelle ; est-elle juste ? La parole d’un prédicateur, lorsqu’elle tonne contre le péché, ne fait pas toujours tout le bien qui serait désirable, mais du moins elle ne fait aucun mal. En serait-il de même si le prédicateur, assistant à une lutte sanglante entre deux groupes ennemis, jugeait le moment bien choisi pour dire avec éclat quel est, à son avis, celui qui a tort et celui qui a raison, celui qui mérite de vaincre et celui qui, fatalement et légitimement, succombera ? Est-ce que son langage n’apporterait pas un encouragement à l’un des deux combattans ? Est-ce qu’il ne tendrait pas à la prolongation des hostilités jusqu’à l’extermination de l’un ou de l’autre ? Est-ce que le prédicateur aurait le droit de décliner ensuite toute responsabilité dans le dénouement intervenu ? Est-ce que, si le juste, ou celui qu’il aurait qualifié de tel, venait à être massacré, comme cela est arrivé naguère en Arménie, il pourrait, en toute conscience, soutenir qu’il n’y est pour rien ? Eh bien, soit ! mais lord Salisbury n’est pas un prédicateur : il est le premier ministre de la Grande-Bretagne, et lorsqu’un homme dans sa situation fait entendre solennellement certaines paroles, on a peine à croire qu’elles ne doivent, dans sa pensée, être suivies d’aucun effet. Après s’être comparé à un prédicateur, lord Salisbury