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est devenu de fait la propriété exclusive d’une race qui l’a accommodé à ses besoins. Il a absorbé la Grèce et Rome et produit une civilisation qui croit avec raison à sa supériorité, mais qui la fait trop sentir. Si charitable, si dévoué à sa tâche que soit le missionnaire européen, l’orgueil du civilisé perce toujours sous son humilité chrétienne, et quand il traite de frères les fétichistes qu’il évangélise, c’est un effort de condescendance qui lui coûte, et ses catéchumènes s’en aperçoivent.

Les missionnaires musulmans ne méprisent rien ni personne ; où qu’ils se trouvent, ils se plient sans peine aux coutumes, aux habitudes d’esprit des indigènes. Aussi bien sont-ils pour la plupart des natifs convertis qui, à la fois marchands et prédicateurs, sont à l’affût des occasions et font du prosélytisme sans en avoir l’air. L’islamisme est la plus égalitaire des religions. Non seulement le noir qui se convertit devient libre, il peut aspirer à tout, et que sait-on ? peut-être un jour, par un coup de fortune, sera-t-il empereur. « Craignez Dieu, a dit le prophète, et obéissez à mon successeur, lors même qu’il serait un esclave noir. » Les missionnaires musulmans se fixent volontiers dans les villages où ils ont ouvert des boutiques, qui sont des écoles. Ils épousent des femmes du pays, et quand les femmes et les enfans s’en mêlent, la cause est gagnée. Ces mariages, souvent très féconds, font plus pour la propagande de l’islamisme que les plus éloquentes prédications. Y a-t-il beaucoup de missionnaires anglicans ou méthodistes qui consentissent à épouser une négresse ? Ils craindraient peut-être, dans le secret de leur cœur, que cette mésalliance ne déshonorât leur Dieu autant qu’eux-mêmes.

Tous les Français qui connaissent l’Afrique centrale accorderont à M. de Castries qu’il y a des contagions auxquelles on ne résiste pas, qu’il est difficile, sinon impossible, d’arrêter l’Islam dans sa marche victorieuse, de combattre un mouvement d’expansion si puissant. Mais ils ajouteront que c’est un malheur pour nous. Le général Borgnis-Desbordes, qui, dans sa mémorable expédition du Sénégal au Niger, a vu tant de choses et les a si bien vues, m’a dit plus d’une fois : « Les fétichistes sont nos amis naturels, les musulmans sont nos pires ennemis. » — « Ils ne sont pas encore chez moi, me disait de son côté le gouverneur du Congo, M. de Brazza ; mais je les attends de jour en jour et je les redoute. » Si les fétichistes sont nos amis, ce n’est pas qu’ils nous aiment ; mais faibles et sans résistance, incapables de s’unir en corps de nation, ils ont souvent besoin de nous pour se défendre contre des voisins qui les molestent. Les musulmans sont dangereux parce qu’ils donnent à ces peuples en poussière une sorte d’organisation politique, et font de leurs protégés les dociles instrumens de leurs turbulentes entreprises.

L’islamisme a été fondé par un prophète qui portait le casque et l’épée et s’était fait un trésor en rançonnant les caravanes de la Mecque.