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région. En 1887, il fut dépêché en mission au Maroc pour remettre au sultan une carte de ses États en arabe, et il profita de l’occasion pour voir beaucoup de choses qu’on n’avait pas vues avant lui. On conviendra qu’ayant étudié, médité son sujet sur place, personne n’était plus autorisé que lui à dire son mot sur l’islamisme. Son livre, qui est une réhabilitation documentée de la religion du prophète, a la valeur d’un témoignage. Il a longtemps vécu auprès d’elle et avec elle, et quoique vivre avec les gens nous rende d’ordinaire plus sensible à leurs défauts qu’à leurs qualités, les qualités lui ont paru si séduisantes qu’il a fait grâce aux défauts.

Il a raconté d’une manière charmante la première impression qui décida de lui et de ses sentimens pour l’Islam. Ce fut dans le Sahara de la province d’Oran, entre Zergoum et Segguer, que son cœur parla et qu’il trouva son chemin de Damas : — « Derrière moi, trente superbes cavaliers de la tribu des Oulad Yagoub marchaient en groupe confus, l’ardeur de leurs montures rendant tout alignement impossible… Un peu en avant, monté sur une jument blanche qui énervait nos chevaux, un troubadour excitait l’enthousiasme du goum par une improvisation dont mon éloge faisait en partie les frais. J’étais pour ces cavaliers un véritable sultan, et ils rivalisaient à mon égard de ces prévenances serviles dont l’Orient a le secret. »

Les vers du troubadour disaient : « Sa tente est illustre en France. Vois les sentinelles chrétiennes le saluer au passage… Aïcha, belle comme (la lune au quatorzième jour, aux sourcils arqués, est venue dans sa tente la nuit passée ; nous avons entendu le cliquetis de ses khelkhal. Dénouez votre ceinture, ô fraîcheur de mon œil ! Objet d’amour, la femme à la ceinture dénouée ! Objet d’horreur, le cheval à la sangle lâche ! Le cavalier dont la selle tourne pendant le combat ne revoit plus sa maîtresse aimée. » Le jeune sultan avait vingt-cinq ans ; il se sentait comme exalté par une belle et lumineuse journée d’hiver saharien, et les parfums capiteux de l’armoise l’enivraient. À toutes ces sensations s’en mêlait une autre plus voluptueuse : il rêvait à cette Aïcha imaginaire, aux sourcils arqués, dont il n’avait jamais dénoué la ceinture. Tout à coup l’improvisateur interrompit son chant. et s’étant retourné, cria d’une voix grave : « Maître, c’est l’heure de l’asser. » Ce qui signifiait : « L’heure de la prière commune a sonné. »

Aussitôt, sans en demander la permission à leur chef, tous les cavaliers mirent pied à terre, pour rendre leurs hommages à un plus grand maître que lui, au sultan d’en haut. Près d’eux, leurs chevaux, dont la bride traînait, subitement calmés, semblaient respecter leurs adorations et leur prière : — « Je m’éloignai, j’aurais voulu rentrer sous terre. Je voyais les amples burnous s’incliner tous à la fois dans un geste superbe aux prostrations rituelles. J’entendais, revenant sur un ton plus élevé, l’invocation : « Allah akber, Dieu est grand ! » Et cet