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Au point de vue d’une certaine morale permanente et d’un certain esprit de conservation nécessaire, l’affiche, telle qu’elle fleurit aujourd’hui sur nos murs, est un redoutable agent de perversion. Exaltante pour tout ce qui est frivolité et sensualité, dissolvante de toute idée haute, de tout sentiment fort, elle agit en même temps avec une insolence et un tapage despotiques, à la façon d’un étendard ou d’un tocsin, à la vue ou au son desquels on n’est pas libre d’échapper. Le musée secret tiré de son secret, colorié à l’usage du peuple, devenu musée de plein air, et placardé sur les murs ! Voilà ce que finira peut-être par nous donner l’affiche, et c’est peut-être là, vers cette abolition totale de la pudeur, que nous roulons un peu tous les jours. C’est peut-être cette chute cabriolante, dans l’étourdissement d’une prostitution générale, que nous pouvons déjà lire dans le grimaçant et fatidique bariolage de nos maisons. Transportez-vous à mille ou deux mille ans dans l’avenir, et supposez un de nos coins de rue retrouvé avec ses affiches. Quel enfantillage deviendrait déjà la légende du mur de Balthazar, auprès de certains pans de murailles parisiennes simplement barbouillées de certaines annonces ! Et combien aussi n’est-il pas vrai que les seuls arts réellement vivans, les seuls destinés à rester les témoins d’un temps, sont les arts véritablement sortis de la sève et du fond de ce temps. L’affiche, à cet égard, sort du nôtre comme le Parthénon est sorti de la Grèce, et comme les cathédrales sont sorties du moyen âge. Ce coloriage, jeté sur un papier volant, résume aussi complètement, aussi mystérieusement le monde moderne, que les enluminures des vieux portails, solidement fixées sur la pierre, en résument un autre. Triomphante, exultante, brossée, placardée, déchirée en quelques heures, et nous minant continuellement le cœur et l’âme par sa vibrante futilité, l’affiche est bien l’art, et presque le seul art, de cet âge de fièvre et de rire, de lutte, de ruine, d’électricité et d’oubli. Il n’en restera rien ? Sans aucun doute ! Mais que restera-t-il aussi un jour des plus indestructibles pyramides ? Vus d’une certaine hauteur, l’éternel et l’éphémère ne se distinguent plus, et la pierre et le papier se confondent dans l’infini.


MAURICE TALMEYR.