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rang, l’esprit, les goûts, les préoccupations, la tenue, les façons ou la moralité de gens pour qui il est aussi normal de ne jamais regarder un mur sans y voir danser des filles, qu’il est naturel pour le paysan d’avoir continuellement ses bêtes et son fumier sous les yeux. Est-ce là un état d’esprit supérieur ? On pourrait en imaginer de plus nobles. Ce n’est pas le culte et le goût de la beauté physique comme ils existaient chez les anciens, sous un Phidias ou un Apelles ; ce n’est pas non plus le grand courant d’art de l’Italie à l’époque d’un Titien ou d’un Raphaël, mais simplement une habitude d’équivoque, de scandale, de rehaussement, de sous-entendus, de dessous, de vice, et de vice vénal et public. C’est un état d’esprit de mauvais lieu et de pornographie. Et, ce qui distingue encore ici l’affiche, c’est qu’elle ne me propose pas tout cela plus ou moins persuasivement, mais me l’impose. Je lis un livre si je le veux bien ; je vais voir un tableau s’il me plaît d’y aller ; je n’achète pas mon journal malgré moi. Mais l’affiche ? Je la vois, même si je ne veux pas la voir. Que cela me froisse ou me convienne, il faut que je la subisse. Elle outrage mes délicatesses, mes convictions, ma religion, mon goût ? Elle s’en moque, et m’entre dans les yeux ! Et pour m’inoculer l’esprit de beuglant, de casino, de lupanar, d’avilissement, de décomposition. C’est cela que je suis obligé de respirer, et qu’on m’introduit de force dans le sang ! Et non seulement à moi, mais à la femme, à la jeune fille, à l’enfant qui apprend ses lettres, et dont l’œil ne lit encore que l’image.

L’excuse de l’affiche, c’est qu’elle est elle-même un effet. Elle est comme ces fleurs des pays insalubres, qui, en donnant la fièvre, exhalent ce qu’elles ont puisé du sol. Elle rend à la société ce qu’elle en reçoit. Et puis, quel art original, vraiment et spontanément moderne ! Art morbide, pervers, pestilentiel, paludéen, mais art quand même, contrairement à la pornographie littéraire que nous avons vue pousser à côté, et dont les excentricités fétides ou les préciosités aphasiques n’ont jamais été que du faux art. Dans tout ce torrent de productions gomorrhéennes, ou pseudo-gomorrhéennes, dont on nous monde depuis vingt ans, et qui semblent toutes sorties d’un grand cénacle de confection, je remarque surtout une intarissable indécence industrielle, tandis que je sens une sève et une sincérité dans l’affiche. Elle a vraiment lâché sur le monde toute une horde ailée d’incendiaires Marseillaises de joie et de vice. Elle est vraiment une flamme de perdition. J’y vois vraiment l’art de Gomorrhe.

La conclusion, ou les conclusions, — car il pourrait y en avoir beaucoup, — ne se tirent-elles pas maintenant d’elles-mêmes ?