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amoureuse et des bruissemens de soie entre les doigts. Les femmes de Dudley-Hardy et de Greiffenhagen, tout en procédant de celles de Chéret, reproduisent surtout la marionnette anglaise, froide, ironique, à la fois frénétique et raide ; elles doivent, quand elles remuent, claquer comme des poupées de bois. Aucun rapport non plus entre l’affiche anglaise et l’affiche américaine, ni entre l’affiche belge et l’affiche suisse, ni entre les « solferinos » de l’Italie et l’ « omelette aux oranges » des Espagnols. Toutes ces annonces illustrées sont aussi diverses, aussi étrangères de ton, d’allure et d’esprit, que les physionomies, la langue, la société, les habitudes, l’atmosphère et l’architecture diffèrent de Berlin à Madrid, de Bruxelles à Constantinople et de Saint-Pétersbourg à Paris. Vous retrouverez exactement le même écart entre la chromolithographie qu’on placarde à Naples et celle qu’on placarde à la Haye, qu’entre les deux villes elles-mêmes, les costumes de leurs habitans et les fleurs de leurs jardins. Elles sont donc bien, en somme, des manifestations plutôt que des importations, et l’affiche d’art, malgré la nouveauté de son expansion, n’est pas un article-Paris, un article-Londres ou un article New-York, uniquement propagé par la mode, expédié ou reproduit partout, dans un courant de caprice et de curiosité, mais ne sortant pas, au fond, d’un besoin général. Elle est un résultat, une flore, et la poussée la plus puissante, la plus logique, dans laquelle se soit depuis longtemps formulée la vie. C’est bien une phase pittoresque répondant à une phase humaine.


III

Quand on aperçoit, dans les rues, les zigzags flamboyans des affiches de Chéret, de Bac, de Meunier, ou même de Dudley-Hardy, on ne peut guère ne pas se rappeler certains mots célèbres, dits à propos de Delacroix : le « balai ivre » et la « fanfare de couleurs ». Etaient-ils bien toujours justes, appliqués à son œuvre noble et hautaine, et ne devaient-ils pas plutôt convenir à l’affiche ? N’est-ce pas elle qui donne rigoureusement, par la folie bien caractérisée des tons et des touches, par le retentissement de cymbales qu’elle est pour les yeux, l’impression d’une ivresse de sons joyeux et d’une peinture au balai ? Et n’est-il même pas singulier que le phénomène souvent remarqué, au sujet des personnages de Balzac, se reproduise encore ici, et de façon presque identique ? C’est surtout, en effet, comme on l’a observé, vingt ou trente ans après son apparition en personnages de romans, que l’humanité de la Comédie Humaine s’est pleinement