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en quantités effrayantes, dont ils s’enivrent jusqu’à l’abrutissement, jusqu’à la dégradation générale de l’espèce. C’est aussi le seul produit européen dont la vente soit, de tout temps et par quelques arrivages qu’il s’en présente, absolument assurée. Des bateaux spéciaux dits « bateaux de gin » exclusivement chargés du liquide en question on déversent continuellement le long de la côte les torrens délétères. Un de ces navires débarque-t-il à Grand-Bassam ou à Lahou dix, quinze mille caisses de gin, on sera surpris s’il en reste deux jours après une bouteille invendue. Très souvent même toute la cargaison est achetée sur la plage. Ce sont les traitans indigènes principalement qui se livrent à ce commerce et véhiculent lentement à des d’homme ce gin jusqu’à Kong et même, assure-t-on, jusque dans le Mossi, où, en arrivant, il a triplé ou quadruplé de valeur.

On conçoit quel supplément d’ennuis et de bagages cause à l’explorateur qui s’enfonce dans la forêt, la « question du gin », puisque cet affreux alcool sert aux échanges, paye l’hospitalité, exprime l’amitié, et que les noirs sont d’autant plus exigeans qu’ils aperçoivent dans votre convoi un plus grand nombre de ces inévitables caisses. Lorsque votre provision est épuisée par leurs incessantes demandes ou par leur vols purs et simples, l’accueil que vous recevez d’eux se rafraîchit considérablement ; d’où la nécessité de traîner, derrière soi, une longue théorie d’hommes inutiles uniquement occupés à véhiculer cette encombrante et malsaine monnaie.

L’abus du gin a fini par revêtir chez les noirs un caractère si révoltant qu’il serait grand temps de prendre des mesures sérieuses contre cette invasion de nos colonies par les boissons nuisibles. Nous n’avons pas le droit, fût-ce au nom du commerce que le mot de civilisation couvre trop souvent de son pavillon complaisant, de consommer lentement l’avilissement physique et moral de toute une race. On ne manquera pas d’objecter que la prohibition ou la restriction considérable de la traite du gin ne saurait empêcher une pénétration de contrebande par la frontière anglaise, enfin qu’elle arrêterait complètement le travail indigène, puisque les noirs ne travaillent guère que pour satisfaire leur triste penchant à l’ivrognerie ; que ce serait en définitive la fin du commerce à la Côte d’Ivoire.

A cela il est facile de répondre que l’Angleterre, commençant elle-même à ressentir la nécessité de mettre un frein à la consommation de ce lent toxique, ne se refuserait probablement pas à prendre, de concert avec nous, les mesures nécessaires pour en interdire la pénétration clandestine ; puis qu’on pourrait remplacer le gin dont le succès et l’abus découlent principalement du bon