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chapeau bas, se mettre à la disposition de son ancien manœuvre. Dans ces conditions on ne voit pas quelle difficulté peut encore arrêter le parti socialiste. Tour lui l’action politique, c’est bien vraiment la conquête du pouvoir et quel parti a jamais dédaigné cette perspective ? Il n’en subsiste pas moins tout un ordre de défiances assez fortes. Le tempérament soupçonneux, fléau des démocraties, legs d’un long passé, est loin d’être guéri. Ce n’est plus pour un parti politique bourgeois que l’on travaille forcément en donnant son suffrage : d’accord ; mais, en premier lieu, entrer dans la voie du vote, c’est répudier l’action révolutionnaire, vieille superstition pas encore tout à fait démodée ; puis, qui nous dit que ce ne soit pas faire des camarades ainsi élevés sur le pavois, à plus forte raison des professionnels du socialisme parlementaire, des parvenus, des bourgeois pires que les autres, puisque renégats ? Voilà l’objection dans toute sa force. C’est la jalousie instinctive, c’est la crainte d’être dupe, c’est l’amer résidu de tant de déceptions. Personne ne soutiendra qu’il n’y ait rien absolument de fondé dans ces soupçons. On a connu des démagogues qui n’avaient rien de plus pressé que de renier leurs origines et de brûler du sucre pour dissiper un fâcheux relent populaire. N’est-il pas évident, cependant, que le meilleur moyen pour un parti de rendre impossibles ces défections, c’est de les rendre désavantageuses et par conséquent de se constituer le plus fortement possible ? Tel qui trahira sans scrupule une poignée de compagnons d’armes, rari nantes, restera fidèle aux gros bataillons par le principe même qui l’eût fait déserter. Ce qui subsistera sans doute, toujours de ce sentiment de méfiance, c’est une vague mauvaise volonté à l’égard de ceux des chefs du socialisme qui n’appartiennent pas aux classes ouvrières proprement dites. Au Congrès de Londres, malgré le succès éclatant remporté par la parole abondante et colorée de M. Jaurès, et à un moindre degré par la faconde d’avocat de M. Millerand, on a vu percer à plusieurs reprises cette disposition. C’est l’une des conditions du métier de leader socialiste : il est à croire qu’il a ses compensations.

La discussion sur l’action politique et la conquête du pouvoir aurait été toutefois bien incomplète si aucune allusion n’y avait été faite à une face tout à fait nouvelle de la question, je veux parler de ce remarquable mouvement d’invasion des municipalités en France. Véritable leçon de choses pour montrer aux plus sceptiques la valeur des réformes purement politiques. Car enfin sans la République et son espèce d’autonomie communale limitée, ni Marseille, ni Lille, ni Roubaix, ni Dijon, ni tant d’autres villes importantes n’auraient pu tomber aux mains des ouvriers de la