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Quelle dévotion de ses origines dans cette race, traitée par l’Europe comme si elle était sans ancêtres !

Ce sont là, heureusement, des sentimens populaires, qui, chez les Jugo-Slaves, donnent son véritable parfum à toute fête « nationale » : il se dégagera demain de celles de Cettinje, consacrées, sous les auspices d’un prince-poète, au deuxième centenaire de sa dynastie, — plus pénétrant encore, disons même plus capiteux, depuis que la Russie a pris l’idée de groupemens balkaniques sous son patronage presque officiel. Et n’imprégnait-il pas, naguère, sur le territoire même de l’Autriche-Hongrie, une manifestation dont nous avons été témoin ?

Dans cette Raguse, à la fois coquette et crénelée, symbole aussi, par son histoire, de la république slave sagement élaborée entre deux mondes ; coin mystique où vole l’imagination de la race, parce que, de ses rochers mornes ou de ses plaines, elle sent bien à elle cette favorite du soleil et de la mer ; en face de la mystérieuse Lacrome, dont les allées savantes ont été foulées par des couples princiers ; devant l’antique palais des Provéditeurs, où la poussée napoléonienne installa l’état-major de Marmont, une foule polychrome et chamarrée, il y a deux ans, acclamait un poète. Serbes, Monténégrins, Bosniaques, sokols et chorales venues de Belgrade ou d’Agram, paysans et étudians, profils d’élégantes et lévites usées des femmes de l’Herzégovine, scintillemens d’armes et crépitations oratoires, saluts compliqués de drapeaux à une statue : c’était la pensée jugo-slave exaltant, dans le chantre de l’Osmanide, le plus classique de ses précurseurs. Elle déborde à l’heure où le bronze de Gundulic est découvert ; elle est recueillie, le soir, dans ce Stradone au dallage luisant, tendu de bannières et de draperies, sous un ciel très bleu et si bas que les girandoles semblent y pendre ; véritable galerie du XVIe siècle, salon populaire où les tons et les anachronismes même se fondent, et dont un campanile au cadran lumineux semble la pendule colossale. Point de gens pressés, plus de cris ; rien du déchet des fêtes nationales, si commun dans nos vieilles civilisations. L’ombre des anciens podestats semble planer sur la ville, en faire les honneurs et en assurer la tenue. — C’est l’image du travail intime de la race, et l’ensemble à la discrétion d’un prélude, dont le leitmotiv est fourni par le passé.


CHARLES LOISEAU.