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ne veut, nous le croyons du moins, laisser la question d’Orient se poser aujourd’hui dans son ensemble et sa complexité : l’Europe n’est pas prête à traverser l’épreuve qui en résulterait pour elle. Quant à nous, l’intégrité de l’Empire ottoman est un des principes fixes de notre politique. Ce serait une erreur de croire qu’une pierre de ce vieil édifice puisse s’en détacher, surtout une pierre aussi considérable que la Crète, sans que toutes les autres soient ébranlées. En laissant à l’avenir le soin de résoudre les problèmes qui lui appartiennent, nous constatons que la solution n’en est pas encore mûre : dès lors, la sagesse politique consiste à maintenir dans ses Lignes générales la situation actuelle. Mais cette situation ne peut être maintenue qu’à la condition d’être sensiblement améliorée. La nécessité de certaines réformes s’impose avec évidence. Le sultan est un souverain trop éclairé pour ne pas le reconnaître ; nous n’en voulons d’autre preuve que les concessions qu’il a déjà faites. Toutefois, en même temps qu’il est éclairé, il est hésitant et timide, et ce qui rend inutiles ou toujours insuffisantes les concessions auxquelles il se résout, c’est qu’il les fait trop tard. Au lieu d’agir dans la plénitude de sa souveraineté et de son indépendance, il a l’air de céder à une nécessité devenue inéluctable, ce qui donne la tentation de lui en imposer encore d’autres. Si le sultan avait concédé quinze jours plus tôt les quatre points réclamés à l’origine par les insurgés crétois, l’insurrection se serait apaisée tout de suite. Si, aujourd’hui même, il faisait hardiment et loyalement la part des concessions possibles parmi celles qui lui sont demandées, s’il accordait à la Crète des réformes sérieuses et s’il consentait de bonne grâce à ce que l’Europe donnât sa garantie à leur exécution, il y aurait encore de grandes chances à un apaisement immédiat. Mais qui sait où nous en serons dans quinze jours, ou dans un mois ?

Quant à l’Europe, elle aussi a ses torts. Son intervention entre le sultan et ses sujets révoltés n’est légitime qu’à la condition d’apporter avec elle une garantie efficace, et si les insurgés réclament cette garantie pour eux, le sultan a le droit de l’invoquer à son tour pour lui. Lorsqu’on lui demande et lorsqu’il fait des concessions, il a le droit de savoir quel en sera le terme. On lui a demandé de consentir aux quatre points ; il l’a fait ; dès le lendemain d’autres exigences se sont produites, et rien ne prouve que, s’il y cède une fois de plus, on ne cherchera pas bientôt à lui en imposer de nouvelles. Où s’arrêtera-t-on, où lui permettra-t-on de s’arrêter dans cette voie ? L’Europe aurait certainement beaucoup plus de force à son égard si elle ne montrait pas tant de faiblesse à l’égard des insurgés. Son rôle est, du moins il devrait être un rôle d’arbitre entre les deux parties, mais d’un arbitre qui, après avoir arrêté sa sentence, a les moyens de la faire respecter. Les réclamations des chrétiens crétois sont aujourd’hui sous ses yeux.