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doute beaucoup d’exagération dans les nouvelles à sensation qui sont, chaque matin, envoyées à l’Europe afin de maintenir son inquiétude en haleine ; il n’en est pas moins certain, et cela est triste à dire, que les concessions déjà faites par la Porte n’ont pas atteint leur but, qui était, en premier lieu, d’arrêter l’effusion du sang.

À qui la faute ? Les musulmans ne manquent pas de l’imputer aux chrétiens et les chrétiens aux musulmans. Les torts sont à peu près égaux des deux côtés. Les musulmans sont exaspérés comme les chrétiens, et eux aussi ont d’assez bonnes raisons de l’être. Si l’île venait à leur échapper brusquement et sans transition, il faudrait s’attendre de leur part à des excès que le sultan, quelle que fût sa bonne volonté, ne pourrait pas empêcher. Mais ce qui excite le plus en ce moment la colère des musulmans en Crète, l’irritation de la Porte à Constantinople, et, par opposition, la confiance des chrétiens, c’est le fait que l’insurrection reçoit quotidiennement des secours du dehors, sans qu’aucun effort bien sérieux ait été tenté encore pour l’empêcher. Ces secours, on le devine, viennent de la Grèce, non pas du gouvernement dont l’attitude a toujours été correcte, mais de la population elle-même, qui emploie tous les moyens connus d’aider ses frères, de les soutenir, de les encourager dans la lutte. La grande idée du panhellénisme est dans l’esprit de tous les Hellènes, et aussi de tous les chrétiens de la Crète ; elle remplit leur cœur, elle fait fermenter leur imagination qui n’est pas médiocre. La Porte a déjà adressé, dit-on, plusieurs notes énergiques au cabinet d’Athènes, et l’Europe a certainement fait entendre au roi George et à ses ministres un langage inspiré par les plus purs principes du droit des gens. Nous ne jurerions pas toutefois que, même lorsque ce langage est de leur part identique, les diverses puissances le tiennent exactement sur le même ton ; peut-être y a-t-il là des nuances que l’oreille orientale est admirablement fine à saisir ; mais à coup sûr tout le monde est d’accord pour recommander à la Grèce une abstention absolue. Seulement, il y aurait quelque naïveté à croire que la Grèce s’y maintiendra. Quand bien même elle le voudrait, elle ne le pourrait pas. Il y a des circonstances où l’opinion populaire, lorsqu’elle est générale et qu’elle atteint un certain degré de véhémence, emporte toutes les résistances. Certes, le gouvernement grec s’arrangera jusqu’au bout pour ne pas être pris en faute. On ne relèvera à sa charge aucun grief précis. Mais lui demander d’empêcher ses nationaux d’envoyer aux frères crétois des secours en hommes, en armes, en munitions, c’est lui demander l’impossible. Sans parler de l’état de l’opinion dont il est bien forcé de tenir compte, la configuration même de ses côtes qui offre tant de refuges à la contrebande, et la facilité aussi bien que la rapidité d’accès que présente la Crète sur presque tous les points, rendent la surveillance extrêmement difficile. Les difficultés matérielles