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laissé sans exécution les engagemens pris par elle au Congrès de Berlin, et qu’il en était résulté une situation de plus en plus tendue, toujours à la veille de produire un éclat. On sait ce qui est arrivé. Nous ne reviendrons pas sur une histoire douloureuse, qui est d’hier. Le tort de certaines puissances est d’avoir encouragé les Arméniens dans leur rébellion, alors qu’elles n’avaient ni le moyen, ni même la volonté de les soutenir jusqu’au bout ; mais le tort de la Porte est d’avoir cru que la force suffisait pour rétablir un ordre durable, et que l’insurrection pouvait être complètement étouffée dans le sang. L’histoire montre, au contraire, que le sang est un engrais pour les insurrections futures. L’emploi de la force est sans doute nécessaire, inévitable, en présence de revendications qui s’expriment elles-mêmes par la violence, mais il est insuffisant et ne produit que des résultats provisoires si, parmi les revendications avec lesquelles on s’est trouvé aux prises, une politique avisée ne sait pas distinguer les griefs légitimes et ne s’applique pas à les satisfaire. On a cru à Constantinople que tout était fini après les massacres de l’année dernière ; la question restait tout entière. Elle devait se poser de nouveau en Arménie même, et par une répercussion rapide atteindre d’autres parties de l’empire ottoman. L’insurrection de Crète n’est qu’un incident d’une lutte beaucoup plus générale. Le même mal apparaît avec des caractères semblables, bien qu’avec les degrés d’intensité les plus divers, en Anatolie, en Syrie, en Macédoine, et, si on en croit les dernières nouvelles, la situation en Arabie ne serait pas de nature à inspirer non plus une pleine confiance. Là aussi des intrigues sont nouées, et personne ne serait surpris si on apprenait du jour au lendemain qu’elles ont fait naître un péril nouveau. Le malaise règne partout. Il y a, non seulement une origine commune à toutes les explosions qui se produisent, mais encore une entente, un concert préétablis entre ceux qui les attisent et les provoquent. Une même conspiration s’étend sur tout l’empire. On y prête inconsciemment la main à Constantinople en ne remontant pas des effets à la cause. On écrase une insurrection ici ou là, mais on n’en détruit pas le germe qui se reproduit ailleurs. Il est heureux pour la Porte elle-même qu’elle ne puisse pas appliquer en Crète, en pleine Méditerranée et en quelque sorte dans la banlieue de l’Europe, les procédés d’extermination qu’elle a employés naguère en Arménie : elle révolterait l’humanité sans s’assurer une sécurité durable. Qu’elle fasse preuve d’énergie, de fermeté, d’autorité, soit ! mais à la condition de ne pas s’en tenir là : il y a aussi des concessions à consentir, des réformes à opérer. L’empire ottoman n’en est pas sans doute à subir sa première secousse. La tempête a déjà sévi sur lui avec plus de rage qu’aujourd’hui. Il s’est sauvé en faisant quelques réformes et en en promettant d’autres. Il se