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face, un sommeil de la physionomie, avec comme les intermittences de la compréhension d’un sourd : « Moi, le matin, ce qui m’éveille, c’est que je rêve que j’ai faim. Je vois des viandes rouges, des grandes tables avec des nourritures, des festins de Gamache : la viande me lève »… Sainte-Beuve en vieux de Paul de Kock, se faisant des pendans d’oreilles avec des bouquets de cerises… Flaubert dansant l’Idiot des salons en face de Gautier qui danse le Pas du créancier… Victor Hugo en faux bonhomme : « Moi, il n’y a plus qu’une chose qui m’intéresse, c’est de jouer avec mes petits-enfans. »… Et voici le cabinet de travail d’un écrivain, l’atelier d’un artiste, l’intérieur d’un comédien, la description d’une première représentation, d’un bal de l’Opéra, d’un bal de barrière, un paysage des fortifications, un réveil de Paris dans la brume, une silhouette de femme en toilette de bal, une encolure de provincial, une conversation chez Magny, chez Brébant, chez la Païva, chez Mme la princesse Mathilde, des boutades qui se trouvent être des remarques justes : « Pour arriver il faut enterrer deux générations, celle de ses professeurs et celle de ses amis de collège, la génération qui vous a précédé et la vôtre… Un livre n’est jamais un chef-d’œuvre, il le devient… » Et encore, des physionomies d’écrivains : Tourguéneff, Dumas, Sardou, une réception académique, une séance de cour d’assises, une salle d’hôpital, et des retours sur soi-même, et des confidences d’amis livrées au public, et les renseignement les plus abondans sur tous les membres de la famille Daudet, sur le ménage Charpentier, sur le ménage Kodenbach, sur le ménage Zola. On ne s’ennuie pas une minute, et si spécial que soit l’intérêt qui se dégage de ce recueil, je ne sais s’il sera tout à fait évanoui pour la postérité. On s’est un peu trop hâté de dire qu’il ne resterait rien de l’œuvre des Goncourt. Nous lisons encore avec plaisir les Mémoires de Marmontel. Le Journal fait songer aux Mémoires d’un Marmontel acrimonieux.

C’est par leur influence surtout que les Goncourt appartiennent à l’histoire de la littérature. Elle a été profonde, et on peut le regretter, on ne saurait du moins le contester. Ont-ils inventé le naturalisme ? C’est une paternité que se disputent plusieurs pères. Il faut les laisser se battre ou s’accorder, ce qui n’importe guère, en se contentant de leur rappeler la date où parut Madame Bovary. Il reste que quelques-uns des dogmes les plus fermement établis dans l’école, ont d’abord germé dans la cervelle des Goncourt. Ce sont eux qui ont enseigné aux romanciers à collectionner les « documens », c’est-à-dire à remplacer la fleur vivante de l’observation par l’échantillon desséché que le botaniste conserve dans son herbier. Ce sont eux qui leur ont enseigné à faire fi de l’imagination et à se recommander de l’autorité de la science. Ce sont eux qui ont donné l’exemple de se passer de l’étude morale et de croire que les constatations de la médecine et de la physiologie ne