Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/820

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

confiance dans la vérité et l’amour, de remonter le chemin des idées et des habitudes jusqu’au point où l’on voyait, où l’on verra de nouveau de beaux horizons ! Travaillons, sans peur et sans haine, à l’œuvre commune, à l’œuvre de pensée, à cette grande cathédrale, toujours inachevée, de l’Idée. Les mots sont peu de chose ; mais le travail de chacun sert à l’œuvre total. En ce sens, le plus modeste ouvrier d’idéal est utile, indispensable peut-être. Mais que fais-je moi-même en querellant ici mes voisins, d’assez forts compagnons, ce me semble, sinon une besogne aussi vaine ? Les artistes travaillent, et les œuvres belles demeurent, c’est-à-dire celles où il y a assez de rêve universel dans assez de forme personnelle. Aussi bien les plus réalistes des hommes ne sont-ils pas, à quelque moment de leur travail, quoi qu’ils en disent, des arrangeurs de réalité, c’est-à-dire par un côté des idéalistes ? Et les idéalistes, à leur tour, ne doivent-ils pas s’appuyer sur la réalité, sous peine de n’étreindre qu’une chimère ? C’est affaire de s’entendre sur les mots ; car si l’art, pour tout le monde, est toujours, à un certain moment, un choix, choisir n’est-il pas juger, purifier, transformer le réel ? Après bien des menaces au nom de cette réalité, et bien des promesses au nom de la science, nous voici revenus, sans être plus avancés que devant, au grand problème de l’idée et de la foi. Peut-être l’art, au fond, vit-il, comme toute pensée humaine, de ces perpétuelles réactions, de ces passions vigoureuses. Il est bon, sans doute, qu’on soit un peu insulté. Cela rend la vie intéressante. Mais il faut y répondre pour vivre soi-même.

Et, pourtant, l’admiration est, tout compte fait, d’ordre plus noble que la colère. Tous les esprits supérieurs ont eu, à un haut degré, cette faculté, presque ce besoin d’admiration. Cela suppose chez eux plus de hauteur d’âme, quelque chose comme un orgueil de race, peut-être avec une nuance de mépris. Renan disait[1] : « Pour nous qui ne plaidons qu’une seule cause, la cause de l’esprit humain (et j’entends ici, après lui, la cause de l’art, expression suprême de l’esprit humain), notre admiration est bien plus libre. Nous croirions nous faire tort à nous-mêmes en n’admirant pas quelque chose de ce que l’esprit humain a fait. Est-on de mauvaise humeur contre Homère ou Walmiki, parce que leur manière n’est plus celle de notre âge ? » De fait, le temps est bien pour quelque chose dans ce beau désintéressement, et à de telles distances, les rivalités sont mortes ; et l’on sait que le meilleur moyen d’avoir raison, en notre pays, c’est encore de

  1. Renan, l’Avenir de la science.