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différence entre une des statues gothiques du portail de Reims, par exemple, et la Victoire de Samothrace. Pourquoi toutes deux donnent-elles, après les temps écoulés, une immense sensation de grandeur, la pensive chrétienne après la païenne radieuse ? C’est que nous y voyons, en vérité, sous une quantité de beauté adéquate à l’idée qu’il fallait exprimer, tout le reflet de la foi du moyen âge ou de la sérénité grecque. Tout artiste qui reflète un moment du temps, un mode de la vie, est déjà dans le vrai : il ne compte pourtant que s’il en agrandit la vision.

Il ne dure aussi que s’il en idéalise, même sans le vouloir, le sens et la matière. Il y a des idéalistes sans le savoir ! Et ce ne sont pas ceux qui crient le moins fort après l’idéal. Je citais tout à l’heure des livres de polémique et des œuvres… de combat. Les grandes colères qui en ont enveloppé l’apparition sont tombées ; qu’en reste-t-il ? De bons et de mauvais ouvrages. Et, ce qui est infiniment plus instructif, — et quelque peu divertissant, — presque toujours les œuvres des chefs d’école les plus ardens donnent à leurs théories de parfaits démentis quand elles sont belles ! On s’était proclamé le vainqueur du jour, le tombeur du passé, l’inventeur de formules nouvelles devant lesquelles tout devait disparaître. Et voici qu’il se trouve, en fin de compte, qu’on n’a fait œuvre durable qu’avec un usage moyen de moyens éternels ; et que, si tel tableau, tel roman ou tel opéra garde quelque chose de tant soit peu immortel, c’est qu’il était, pour une part, beau à la façon de tout le monde. Le reste, c’est proprement la formule personnelle de l’artiste. Fort bien ! et j’en veux jouir plus que tout autre ; car c’est bien ce qui le fait vivre. Mais c’est aussi ce qui périt avec lui. Ce qui était la marque du génie sera la tare de l’imitateur. De tous les efforts de l’homme, ce qui demeure, c’est, sous l’impulsion de la personnelle sensibilité, ce qui s’est le plus approché de l’impersonnel. De la grande œuvre qu’on brise ou qu’on renie, qui s’écaille ou qui se démode, il restera toujours, si elle est née de la vérité et de l’amour, quelque chose d’indestructible et de sacré, comme un noyau de beauté qui fut un jour un centre d’émotion, et ne perdra plus le caractère presque divin qu’ont ces grands témoignages de foi et de sincérité. Aussi les génies n’ont pas de successeurs ; ils n’ont que des équivalens, des pendans. C’est que le moule dans lequel ils avaient coulé leur pensée se brise aux mains de leurs héritiers. Leurs armes, qu’ils croyaient laisser aiguisées et redoutables, tombent ou se retournent contre eux. Quoi de plus lamentable que les imitateurs essoufflés qui courent après les génies ?

En ce sens, il est frappant que les très grands artistes n’ont