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de penser qu’il y a entre le monde des artistes et la foule de ceux qui nous jugent. C’est peut-être nous qui avons tort ? Je ne le crois pas. Mais, en tous cas, la divergence de vues est extraordinaire, presque l’impropriété de termes qui caractérisent les meilleurs ouvrages écrits sur les arts par des hommes qui n’étaient pas artistes pratiquans, ou ne l’avaient pas été, si peu que ce soit, un moment dans leur vie. Dans le monde, on ne s’étonne pas qu’il faille une éducation spéciale pour parler de mécanique ou d’agriculture ; mais, sans nulle préparation, sans le moindre dégrossissement d’intellect, tout le monde se croit le droit de parler peinture ou sculpture, ou musique. Pourquoi donc cette différence de traitement, et pourquoi cette absurdité ? On apprend à voir et à entendre, je pense, comme on apprend à bêcher. C’est seulement plus difficile…

Il y a, pour nous, plus de compréhension d’art, plus d’intuition de notre métier, plus d’idées et de mots justes, même lorsqu’ils aboutissent à une opinion contraire à la nôtre, dans deux lignes de Fromentin que dans tout un chapitre de Taine. Certes, autant que personne, j’admire comme il convient la langue de Taine, et la parfaite méthode avec laquelle sont déduits les raisonnemens et construites ses théories sur l’art en Italie, par exemple. Mais je relis en vain, au cœur de cette Italie même, où je reviens tous les ans, et où j’écris ces lignes, les plus célèbres pages de ce livre de philosophe en voyage, sans y retrouver jamais un reflet de l’émotion particulière que donnent au peintre, en cette terre de lumière, les chefs-d’œuvre de la peinture ; sans y découvrir les paroles adéquates qui contiennent le sens de mon métier et le secret de mon art. Les Italiens disent très finement que certaines choses n’ont pas de valeur marchande, mais seulement un prezzo daffezione, et je traduis : « un prix selon l’amour ». Comprendre, dans le beau sens latin de intelligere, avoir une certaine divination de l’art, c’est une sensibilité de don, c’est presque une maladie particulière. Aussi, malgré nous, nous semble-t-il toujours que, en dehors des questions d’archéologie et d’histoire, la critique même la plus équitable, même la mieux informée est un peu à côté de la vérité, puisqu’elle est à côté de l’émotion. Qu’y faire ? Peut-être en sourire, de peur de se fâcher, et continuer notre chemin.

Que d’ailleurs le public ait le droit d’exiger de nous tous, artistes, — avec une parfaite bonne foi, à défaut de la foi, — un savoir suffisant à l’expression de nos idées, et une technique en rapport exact avec ce que nous avons à lui dire, rien de plus naturel. Une âme suffisante, — une grammaire aussi, — c’est le bagage