Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/718

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’exemple, et aussi bien peut-on regarder son œuvre constitutionnelle comme négligeable, n’ayant d’ailleurs jamais été appliquée ; à coup sûr, les affaires qu’elle a rencontrées sur son chemin ne l’ont ni modérée, ni calmée. Mais notre observation s’applique à toutes les autres. La différence entre les assemblées constituantes et les assemblées révisionnistes est que ces dernières visent un seul objet, exclusif, obsédant : pendant qu’elles le poursuivent, la vie législative du pays est suspendue et sa vie politique absorbée. Il en résulte un état de fièvre, d’incertitude et d’impatience dont l’intensité prend un accroissement de plus en plus redoutable, parce que rien n’y fait diversion. Les socialistes et les radicaux, sans parler des droitiers intransigeans, ne manqueraient pas de tirer parti de cette situation psychologique, qui s’aggraverait chaque jour, et Dieu seul sait où tout cela nous mènerait. Notre crainte est que, le lendemain, la constitution ne fût plus faible et que le gouvernement ne fût pas plus fort.

Or, c’est surtout la force du gouvernement que l’on voudrait augmenter, et sans doute on a raison. De tous les symptômes dont il y a lieu aujourd’hui de s’alarmer, le plus alarmant est l’amoindrissement de l’action gouvernementale. Nous ne sommes plus au temps où on demandait le minimum de gouvernement possible : à quoi bon le demander puisqu’on l’a ? Il faut rendre au ministère actuel la justice qu’il fait des efforts méritoires pour réagir contre les habitudes prises, et pour ne pas rouler plus bas sur la pente dont on a déjà descendu tant de degrés ; mais les habitudes sont très fortes et la pente reste très glissante. Il y a quelques jours, à Lisieux, M. Léon Bourgeois prononçait un discours : avons-nous besoin de dire que c’était un discours d’opposition ? M. Bourgeois y divisait le pays, non seulement en deux grands partis politiques, mais en deux classes sociales. Tout en repoussant le collectivisme, un peu pour la forme à vrai dire, il déclarait qu’avec les radicaux sont tous les esprits élevés, généreux, toutes les âmes sensibles, tous ceux enfin qui, dans la poursuite d’un noble idéal, cherchent à rendre plus doux le sort du plus grand nombre et qui tendent une main fraternelle aux déshérités de la fortune. Dans l’autre camp sont, d’après lui, tous les esprits fermés aux grandes réformes, les âmes égoïstes incapables des belles envolées, tous ceux qui, ayant amassé, ne songent qu’à conserver, c’est-à-dire refuser aux autres, aux malheureux, une parcelle des bénéfices dont ils les ont frustrés. Rien de plus simple que cette conception de l’humanité, mais combien glorieuse pour le parti radical qui devient l’asile de toutes les vertus ! Ce n’est pas le moment de la discuter : tout ce que nous voulons dire, c’est que M. Bourgeois s’est montré prodigieusement surpris parce que le gouvernement avait interdit aux fonctionnaires de se rendre à sa conférence. Il a assuré qu’une pareille intolérance était chose toute nouvelle, et qu’autrefois le gouvernement