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M. Meinsma l’a reproduite tout entière, dans le gros ouvrage dont je vais parler tout à l’heure : et vraiment elle nous montre Spinoza sous une lumière si imprévue, que je ne puis m’empêcher d’en traduire au moins les quelques passages principaux.

Stolle raconte d’abord qu’il a rencontré à Amsterdam un libre penseur allemand nommé Sébastien Pezold, qui lui a dit, entre autres choses, « que jamais Spinoza n’avait fait ouvertement profession d’athéisme. » C’est ce même Pezold qui l’a ensuite conduit à l’auberge du Capitaine de Brême, où il lui a fait faire connaissance avec un vieillard qui, « dès la jeunesse, avait recherché la société des esprits paradoxaux, et qui s’était fait à soi-même sa théologie. »

Ce vieillard avait bien connu Spinoza. Il dit à Stolle que le célèbre juif avait été excommunié par ses coreligionnaires parce qu’il considérait les livres de Moïse comme ayant été écrits par un homme. « Renié par les siens, il s’est alors affilié aux Mennonites, qui se sont chargés de pourvoir à son entretien, ne pouvant admettre qu’il eût les pensées subversives qu’on lui attribuait. C’est dans une réunion de ces Mennonites qu’il a rencontré Van den Enden, ancien jésuite et athée déclaré, qui fut ensuite pendu en France pour avoir voulu attenter à la vie du Dauphin. Spinoza s’est aussitôt lié avec lui, séduit par la finesse de son discours ; et c’est de lui qu’il a reçu des leçons de latin, car il était jusque-là fort inexpérimenté dans cette langue. Dans les premiers temps, Spinoza vécut très modestement ; mais plus tard, ayant plus d’aise, il alla demeurer d’Amsterdam à Leyde[1], puis de là à la Haye, où il se lia avec de grands personnages, se montra dans les rues l’épée au côté, se vêtit élégamment, fit même quelques excès de nourriture et de boisson, jusqu’à ce qu’enfin il fût atteint de phtisie, dont il mourut. Jamais on ne lui a entendu dire qu’il n’y eût point de Dieu : mais d’ailleurs il était dans ses propos d’une prudence extraordinaire. Il ne s’ouvrait qu’en petit comité, devant des amis dont il était sûr : ces amis étaient, surtout, Glasemaker, Van Enden, Rieuwertz l’éditeur, Balling, Jarig Jelles, et un médecin, le docteur Ludovic Meyer. Il eut aussi pour correspondans un bourgmestre de Dordrecht, appelé Blyenberg, et un conseiller d’ici, nommé Beuningen, qui est revenu avant de mourir à d’autres idées. »

Le fils de l’éditeur Rieuwertz, que Stolle eut ensuite l’occasion d’interroger, lui apprit notamment que Spinoza avait laissé, dans ses manuscrits, un ouvrage contre les Juifs « où il les traitait avec une grande dureté. » Il lui dit encore que l’Ethique avait coûté à Spinoza tant de travail qu’il répétait volontiers que « s’il ne l’avait déjà écrite, il ne l’écrirait certainement pas. »

  1. A Rhynsbourg, près de Leyde.