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il appellera cette ville impure « un nid où il fait bon vivre, ein urgemüthliches Nest. » Si on apprend aux Poméraniens à détester les Velches, on ne leur apprend pas à aimer les Russes. En 1877, Billroth se rendit à Saint-Pétersbourg pour opérer le poète Nekrassow ; il rapporta de son voyage les meilleures impressions : « Pétersbourg, que je voyais pour la première fois, m’a fort intéressé. Les hôpitaux y sont admirables et d’un grandiose où nous n’atteindrons jamais ; au point de vue scientifique et pratique, il y a beaucoup de bon. J’ai acquis la conviction que l’avenir appartient aux Russes en Europe. » C’est ainsi que d’année en année il se défaisait de ses préjugés ; d’autres passent leur vie à s’en faire.

Sa vie fut heureuse et facile ; jamais on ne fit plus promptement et plus sûrement son chemin. Il le sentait lui-même : « Le métier de médecin est dur et souvent ingrat ; il ne mène que très lentement à l’indépendance. Quand je songe à tous les jeunes gens de grand talent qui ont étudié avec moi et combien peu ont prospéré, je me considère comme un parvenu, ein Glückspilz. » Il éprouva un frisson de joie lorsqu’il reçut, en 1867, « la nouvelle que les Viennois offraient une chaire au fils du pasteur de Bergen, à un Prussien, à un hérétique, qui n’avait que trente-huit ans. » Il croyait rêver, lire un roman ; il était donc vrai que Théodore Billroth, qui se trouvait lui-même « jeune à faire peur », venait d’être nommé professeur de la première clinique de Vienne et directeur de l’institut opératoire par Sa Majesté apostolique l’Empereur d’Autriche ! Son bonheur l’effrayait : « Je crains les dieux. »

Il eut quelque peine à s’acclimater et à s’imposer aux malveillans, aux jaloux, aux intrigans, aux ministres de l’instruction publique dont les volontés étaient changeantes, qui promettaient tout et donnaient peu. Il avait cru s’apercevoir que, très attachés à l’alliance prussienne, les Viennois goûtaient peu les Prussiens. Dans ses heures de dépit, il définissait les Autrichiens « une nation d’égoïstes et d’épicuriens insoucians, sans ambition et sans idéalisme. » Il ne tarda pas à se raviser, à découvrir que ces épicuriens étaient commodes à vivre. Il finit par se plaire beaucoup à Vienne, et si brillantes que fussent les propositions que lui faisaient les universités d’Allemagne désireuses de reprendre leur bien, il les refusa.

Il n’aurait pu les accepter sans ingratitude. On avait oublié qu’il était Prussien ; on était charmant pour lui et on lui accordait en fin de compte tout ce qu’il demandait. Il avait conçu le projet de créer, sous le nom de Maison Rodolphine, un hôpital modèle pour former des infirmières ; les fonds affluèrent et on lui donna carte blanche. Lorsqu’on se fut assuré qu’il n’irait pas à Berlin, les étudians organisèrent une colossale procession aux flambeaux telle que Vienne n’en avait jamais vu. En 1887, une pneumonie mit sa vie en danger ; sa convalescence fut fêtée comme un bonheur public. De toutes parts arrivaient des