Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/692

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des preuves matérielles ; le plus souvent ses peines, les services rendus, les sacrifices même ne sont payés que d’ingratitude. » Il concluait de là que Robert Toppius devait y regarder à deux fois avant de se lancer dans cette épineuse carrière. Il ajoutait que pour être un bon médecin, il faut avant tout être un honnête homme, un homme de bien, capable d’éprouver quelque bonheur à secourir les misères humaines. Un médecin grec avait dit jadis : « Nous ne pouvons aimer notre vocation qu’à la condition d’aimer les hommes. » Le malheur est que les hommes sont rarement aimables quand ils sont malades : il leur semble que leurs déraisons, leurs injustices les aident à supporter leurs maux.

Les prodigieux progrès accomplis dans ces dernières années par la médecine opératoire sont une des gloires les plus incontestées de notre siècle. Elle mène à bonne fin des entreprises dont la seule description fait frémir. Elle a toutes les indiscrétions, toutes les audaces ; elle ouvre les corps vivans, les estomacs, les entrailles, les crânes. Le grand chirurgien est devenu un faiseur de miracles, à qui rien ne semble impossible. Billroth ne le cédait en hardiesse et en dextérité à aucun de ses confrères, et il s’est illustré par de grandes aventures chirurgicales. Quand l’un de nos plus étonnans opérateurs fit ses premières laparotomies, on le fit passer, me disait un de ses élèves, « pour une sorte d’éventreur criminel » ; d’autres le traitaient de charlatan, et un jour qu’il présentait à l’Académie de médecine un fibrome énorme qu’il avait enlevé par l’ouverture totale de la cavité abdominale, quelqu’un s’écria : « Rien ne prouve que ce fibrome ne soit pas une pièce d’autopsie. » Billroth en jugeait autrement ; plus d’une fois il envoya de Vienne ses assistans à l’hôpital Saint-Louis, et ce qu’ils avaient vu faire, il le refit à son tour. « Demain, écrivait-il le 31 octobre 1875, je fais de nouveau une laparotomie pour retirer à une jeune fille de dix-huit ans un colossal fibrome de l’utérus. Les brillans résultats obtenus par Péan me rendent furieux ; nous devons pouvoir en faire autant. » Et dix jours plus tard : « J’avais de la répugnance pour les extirpations de l’utérus ; mais après avoir fait à peu près cinquante ovariotomies et avoir lu le livre si remarquable de Péan, je me suis risqué. »

Les opérations ont leurs voluptés secrètes, et comme le cœur, la main a ses entraînemens, ses ivresses. « J’ai déjà fait plus de soixante laparotomies, disait-il quelque temps après ; elles me charment comme un jeu. » Mais il ajoutait que deux de ses extirpations de l’utérus avaient mal tourné, et il était plus enclin à s’affliger de ses défaites qu’à s’enorgueillir de ses victoires. « J’ai constaté qu’on faisait autant de mal que de bien en ouvrant les abcès froids, surtout dans la spondylitis, et j’ai essayé tant de manières de les ouvrir que, devenu plus timide, je me suis un peu refroidi pour les nouvelles méthodes. » Ce grand chirurgien était doublé d’un grand médecin qui le surveillait, le tenait