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une vivacité qui nous émerveillent nous-mêmes. Dans ces instans-là, notre jugement aussi devient lumineux ; nous décidons vite et juste, nous comprenons instantanément les idées, les désirs, les intentions d’autrui ; nous prenons les mots dans leur vrai sens et nous voyons les choses sous leur angle vrai. Ainsi notre jugement dépend à chaque moment de l’état de notre mémoire : le flux et le reflux de l’une sont ressentis par l’autre ; ils sont soumis au même rythme d’exaltation et de dépression, de lumière et d’ombre. — Le café et le thé, en stimulant notre mémoire, clarifient notre jugement ; sous leur influence, ce n’est pas seulement la fécondité de l’esprit qui est augmentée, c’en est aussi la justesse. Le paradoxe de Tolstoï sur l’alcool et le tabac[1] serait moins soutenable pour le thé et le café, car par le fait même de fouetter la mémoire, le café et le thé fortifient le sens critique ; l’un ne va pas sans l’autre ; si nous avons plus d’idées, nous jugeons mieux. Peut-être, au contraire, comme le dit Tolstoï, l’alcool ne nous donne-t-il que l’illusion d’une fécondité plus grande. — Dans la passion, si le jugement est faussé, c’est peut-être aussi parce que la mémoire est obscurcie ; le propre de la passion, en effet, c’est d’absorber tout l’être sur un seul objet, sur une pensée unique, et ainsi de produire une sorte d’amnésie pour tout le reste. L’homme passionné oublie réellement tout ce qui n’intéresse pas sa passion ; il oublie ses intérêts véritables, ses affections anciennes, ses règles de conduite habituelles, les « leçons de l’expérience ». Il oublie même, quand il est dans un accès ou dans une crise de passion, les conseils souvent fort sages qu’il se donnait tout à l’heure à lui-même. Et voilà pourquoi son jugement s’égare, pourquoi il ne sait plus voir la réalité telle qu’elle est.

Ainsi une « bonne mémoire » est un don précieux et enviable dont on se donne l’air, à grand tort, de faire fi. L’imagination créatrice du poète n’est qu’une mémoire singulièrement riche et précise. L’inspiration n’est qu’une hypermnésie heureuse ; la pénétration n’est qu’une mémoire tenace de nos propres « états d’âme ». La délicatesse n’est que la mémoire du cœur. Un talent quelconque est avant tout un trésor de souvenirs pratiques ; quant au jugement, si l’on ne peut pas dire qu’il vaut ce que vaut la mémoire, — car il dépend de deux autres conditions : force de la volonté et calme du cœur, — on peut du moins affirmer qu’il ne peut être sûr si la mémoire n’est pas sûre. Apprenons donc à estimer à leur juste prix les bonnes mémoires, ne les opposons pas aux « bons esprits », rien n’est plus artificiel ; il n’y a pas de bon

  1. Plaisirs vicieux.