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au jugement sain qui soit dépourvu de cette mémoire-là, et la question sera tranchée.

On nous expliquera alors, ou on cherchera à nous expliquer comment l’esprit, malgré une mauvaise mémoire, peut être juste ; et on nous parlera du rôle de la volonté. On nous dira que la volonté, maîtresse en dernier ressort de nos croyances, peut éviter l’erreur, quelle que soit notre ignorance ; que nous pouvons suppléer au défaut de souvenirs à force d’énergie, de prudence et de patience, et l’objection est assez grave pour que nous la regardions en face quelques instans.

Il est certain que juger, s’arrêter à une croyance, c’est faire acte de volonté : voilà ce qu’il faut avant tout reconnaître et proclamer. Quand j’adopte un avis, — du moins un avis réfléchi, — je choisis cet avis, à l’exclusion de l’avis contraire ; je me décide à croire à une opinion plutôt qu’à une autre ; je me décide pour des raisons sans doute ; mais si ces raisons influent sur moi, rien ne prouve qu’elles me contraignent à me décider ainsi ; bref, cet arrêt par lequel je choisis un avis à l’exclusion d’un autre est absolument analogue à l’arrêt par lequel je choisis un acte à l’exclusion d’un autre : ce qui revient à dire que cet arrêt est volontaire. C’est la volonté qui choisit entre deux opinions, comme c’est elle qui choisit entre deux actions ; le fait mental est rigoureusement le même : affirmer, c’est se résoudre. — La volonté est donc théoriquement coupable de toute croyance fausse, de toute erreur, puisqu’elle aurait pu choisir la croyance opposée. Théoriquement elle pourrait donc éviter l’erreur, si grande que fût notre ignorance. Voilà ce qu’il y a de fondé dans l’objection que nous discutons.

Pour sentir à quel point la volonté peut décider de nos croyances, il suffit de songer à quelques cas d’une gravité exceptionnelle. Quand nous chérissons une personne, quand nous désirons de tout notre être la respecter, quand nous donnerions notre vie pour pouvoir la juger bonne et loyale, quand l’instinct et l’amour, le devoir nous y poussent, — écarter toutes ces illusions charmantes, regarder la vérité en face, et juger que l’être aimé et vénéré est infâme, et se résoudre à le croire : n’est-ce pas un effort de volonté, et des plus violens qu’on puisse concevoir ? Et si c’est précisément le sujet d’une tragédie récente, n’avons-nous pas le droit d’ajouter que c’est un effort des plus dramatiques ? Ne faut-il pas ici, pour voir la réalité telle qu’elle est, une force rare de volonté ? — Ou encore, lorsque nous avons vécu dans une foi naïve, et que tout, l’hérédité, l’éducation, l’intérêt même nous y attachent, — ouvrir large nos yeux, et reconnaître notre illusion, et juger fausse cette foi si douce, et nous déraciner