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— comme les voit sans doute Dieu — mais notre esprit est fait autrement ; il ne conçoit qu’en comparant et en classant. Donc plus il a de termes de comparaison, mieux il conçoit. À bien regarder, ce n’est pas d’avoir des idées préconçues qui est mauvais, c’est de ne pas en avoir assez et de ne pas avoir celles qui conviendraient. Le grand esprit est celui qui a assez d’idées préconçues, d’idées toutes faites, pour tout comprendre, tout s’assimiler. Les faits ne prennent un sens pour nous qu’à la lumière de ces idées-là ; elles ne sont dangereuses que quand elles sont en trop petit nombre.

On parle aussi de certaines personnes chez qui la mémoire « étouffe le jugement ». Il est impossible de prendre cette image au sérieux. Ce qui est vrai, c’est qu’on peut, avec une très bonne mémoire, avoir le jugement très faux. Mais l’excellence de la mémoire n’est pas la cause de la fausseté du jugement. Ceux qui, malgré une excellente mémoire, jugent mal, jugeraient beaucoup plus mal encore s’ils manquaient de mémoire. Il y a là une erreur grossière sur la cause : chez un homme, on observe, d’une part, une très bonne mémoire, d’autre part un jugement faux ; on en conclut que ceci est l’effet de cela ; rien de plus contestable ; en bonne méthode il faudrait d’abord s’assurer qu’il n’y a pas quelque autre cause plus naturelle ; or on trouverait toujours que cet homme a l’esprit faux ou bien est un homme passionné qui ne juge qu’avec son cœur, ou bien est un homme mou, incapable d’effort, de réflexion, d’examen patient et scrupuleux. Et les voilà, les vraies causes qui peuvent, malgré la plus belle mémoire, fausser l’esprit ; mais on n’y prend pas garde et c’est la mémoire qu’on accuse.

Ainsi une mémoire vraiment bonne ne nuit jamais. Quels que soient nos défauts d’esprit, ce n’est pas elle qu’il faut en accuser, et ils seraient pires sans elle. Mais n’y a-t-il pas maintenant des cas où le jugement est très juste quoique la mémoire soit mauvaise ?

On ne manquera pas de nous citer d’abord des exemples : on nous parlera d’esprits qui furent solides et droits sans mémoire ; mais nous contesterons purement et simplement le fait ; nous ferons observer qu’il y a plusieurs espèces de mémoire ; qu’on peut n’avoir rien appris ou rien retenu de ce qui s’enseigne dans les écoles ou dans les livres et cependant être riche de souvenirs ; et nous demanderons si les esprits dont on nous parle ne seraient pas de cette catégorie. L’important, c’est d’avoir la mémoire de la vie, de se rappeler avec intensité les sentimens dont on a souffert, les épreuves qu’on a subies, les « leçons de l’expérience » : voilà les souvenirs qui font l’esprit juste ; qu’on nous trouve un homme