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toujours ; ils ont subi tous les déboires attachés à une sottise, et ils la répètent toute leur vie. Que faut-il donc pour juger juste de ce que nous devons faire ou ne pas faire ? Il faut avoir une mémoire tenace des conséquences de nos actes passés ; et, ce qui est nécessaire surtout, c’est la « mémoire affective », c’est-à-dire le souvenir réel, persistant, intense, des joies et plus encore des peines éprouvées. — Les plus importans peut-être de nos jugemens, ceux que nous portons sur les hommes et les femmes dont la vie nous rapproche, ne deviennent un peu sûrs que bien tard, quand nous avons assez vécu, et assez souffert, et assez retenu. Juger un homme, deviner ce que nous pouvons attendre de lui, et s’il est digne de notre estime et de notre confiance, et s’il sera un ami ou un ennemi, quoi de plus grave et de plus « vital » ? Or juger un homme, c’est le comparer à des hommes qu’on a connus, l’assimiler à tel ou tel « échantillon » d’humanité qu’on a déjà observé. N’est-il pas dès lors évident que, sans une longue expérience, nous risquerons toujours de nous tromper grossièrement. Tous nos jugemens dépendent donc de notre expérience : ils tirent d’elle leur valeur et leur sûreté. — Or qu’est-ce que l’expérience, si ce n’est un trésor, plus ou moins riche, de souvenirs ?

Ce n’est pas seulement l’inexpérience, c’est l’ignorance en général, qui l’ait les esprits faux. Pourquoi se trompe-t-on ? c’est presque toujours parce qu’on ne sait pas — ou, ce qui revient au même, parce qu’on a oublié, — quelque chose qu’il faudrait précisément savoir. Travaillons sur un exemple très simple : un ventriloque est auprès de moi, il parle, et je crois entendre une voix lointaine qui m’appelle de l’étage supérieur. Si je suis ainsi dupe de l’illusion, c’est pour une ou plusieurs des raisons suivantes : ou bien j’ignore absolument qu’il y ait au monde des ventriloques : en ce cas, mon erreur était presque[1] inévitable. Ou bien, tout en sachant qu’il y a des ventriloques, j’ignore que j’en ai un auprès de moi : en ce cas encore l’erreur était presque fatale. Ou bien enfin — ce qui arrive par exemple dans une séance de ventriloquie — je sais très bien que je suis devant un ventriloque, mais je l’ai, par une ruse quelconque de l’ « illusionniste », passagèrement oublié. Cette fois, l’erreur était beaucoup plus facile à éviter : mais, dans les trois cas, elle est due à l’ignorance : ignorance absolue ou ignorance passagère, ignorance proprement dite ou oubli, absence d’une pensée opportune qui aurait empêché l’illusion. — Dans la vie de tous les jours, nos erreurs tiennent ainsi, presque sans exception, à quelque ignorance. Si je me trompe sur le compte d’un homme, que je l’estime à tort ou que

  1. Je dis presque : car théoriquement, toute erreur peut être évitée, étant due, en dernier ressort, à la volonté, comme nous l’allons voir.