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les froisser imperceptiblement ne nous échappe. Les êtres délicats se reconnaissent à ce qu’ils ne détonnent jamais : toute discordance leur est impossible ; ils se mettent d’instinct en harmonie avec les âmes ; ils pressentent trop bien les souffrances, les remous d’amour-propre, les serremens de cœur qu’un mot ou un sourire peuvent provoquer : ils n’ont pas le courage de prononcer ce mot ou d’esquisser ce sourire. Or cette qualité, la plus exquise de toutes peut-être, est encore en son fond une qualité de la mémoire ; pour épargner si bien aux autres les froissemens intimes, il faut avant tout se rappeler ceux dont on a soi-même souffert.

Ainsi les qualités que nous envions le plus sont, à y bien regarder, des qualités de la mémoire. L’« imagination » est une mémoire tenace et intense ; la verve est une excitation féconde de la mémoire ; la sympathie est une mémoire fidèle de nos sentimens ; la délicatesse est une mémoire nuancée de nos plus secrètes et de nos plus fugitives souffrances.

Songez maintenant combien dans tout métier, dans tout art, dans toute science, pour exceller, une « bonne mémoire » est nécessaire. Supposez que je sois médecin ; me voici au chevet d’un malade ; il s’agit de formuler mon diagnostic, c’est-à-dire mon jugement sur la nature du mal. De ce diagnostic dépend le traitement, dépend peut-être la vie du malade. Or que faut-il pour que j’aie quelque chance de tomber juste ? Il faut que j’aie dans l’esprit une multitude de cas nettement classés, pour leur comparer le cas actuel ; il faut que je sois instruit, par les livres et surtout par l’expérience, de toutes les espèces de maladies possibles : car il s’agit de savoir dans laquelle de ces espèces rentre la maladie que j’ai sous les yeux. En d’autres termes, il faut que j’aie dans la mémoire une multitude de souvenirs : l’observation la plus attentive et la plus pénétrante du malade, sans cela, serait stérile ; ou même l’observation ne peut être pénétrante que si j’ai ces souvenirs, cette science, cette expérience. Et il faut aussi que ma mémoire soit suffisamment fidèle et prompte : car si elle ne me rappelait pas au bon moment le cas, — peut-être rare, — auquel celui-ci se ramène, je ferais fausse route, et la vie d’un homme est en jeu. Et encore, après l’examen du malade, si j’oubliais un des symptômes que je viens d’observer, si tous ne me restaient pas très présens à la pensée, je risquerais de même de m’égarer. Car ce symptôme oublié était peut-être le symptôme essentiel, celui qui seul pouvait empêcher une confusion fatale. — Pour un artiste ou pour un écrivain, la mémoire est à peine moins importante : on est toujours tenté de ne voir en eux que les facultés créatrices, — lesquelles d’ailleurs, nous l’avons montré, se ramènent à la mémoire ;