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l’horreur de n’y plus penser ; les envies frénétiques de le rappeler, de le ravoir ou de fuir à sa poursuite ; l’effort désespérément triste pour sourire à ceux qui restent ; le moyen, si je n’ai pas senti tout cela — ou si je l’ai oublié — d’éprouver une sympathie réelle pour de pareils désespoirs et de pareilles détresses ? C’est pour la même raison aussi qu’au théâtre, les auteurs qui veulent nous toucher ne sortent guère d’un cercle de sujets assez étroit : le public ne peut être ému que par des sentimens qu’il a éprouvés et dont il se souvient. Telle est la loi : la sympathie n’est jamais qu’un ressouvenir ; si George Eliot a pu parler des enfans avec une si pénétrante sympathie, c’est qu’elle avait gardé de sa propre enfance, et de ses impressions d’enfant, et de ses désolations d’enfant, un souvenir incomparablement fidèle et vivant. Et voilà donc encore une faculté enviable et rare qui se ramène à la mémoire.

À la sympathie se rattachent étroitement deux qualités d’esprit très précieuses : la pénétration et la délicatesse. La pénétration est une puissance particulière d’analyse, par laquelle l’esprit remonte aux principes cachés des phénomènes, et notamment aux mobiles secrets des actions. L’observateur pénétrant est celui qui devine les sentimens profonds des hommes, les pensées qu’ils n’osent s’avouer à eux-mêmes, leurs convoitises obscures et leurs intimes angoisses. Or comment le peut-il ? Il ne peut deviner des émotions qu’il ignorerait ; pour les deviner, il faut qu’il les ait lui-même éprouvées ; de sorte que pénétrer les émotions d’autrui, c’est au fond se rappeler des émotions analogues que l’on a ressenties. La pénétration n’est donc qu’une mémoire tenace et vive de nos « états d’âme ». On parle trop facilement d’une observation « objective », d’une observation par laquelle nous atteindrions des sentimens étrangers à notre cœur et des passions inéprouvées. Il me semble que c’est se payer de mots. Au fond, nous n’observons jamais que nous-mêmes. Sans doute nous pouvons noter une attitude, un geste, une parole : mais quand il s’agit de les interpréter, c’est toujours à notre propre expérience, c’est-à-dire à nos souvenirs que nous en revenons ; observer un homme, c’est nous observer nous-mêmes, c’est-à-dire nous rappeler notre propre vie à propos de cet homme ; pour suivre la marche d’une passion dans un cœur, il faut avoir senti cette passion, non pas s’y être abandonné, mais au moins avoir eu à la vaincre ; la profondeur d’observation n’est donc jamais qu’une intensité singulière du souvenir, et le grand artiste est celui qui trouve en lui-même tout un monde. La délicatesse dérive aussi de la sympathie : la délicatesse, c’est une intuition si précise et si nuancée de la sensibilité des autres, que rien de ce qui peut les choquer ou même