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artistes, qui tantôt leur dicte des actes ou des œuvres sublimes, tantôt se retire d’eux et les laisse en détresse, cette puissance si mystérieuse et si étrangère à l’homme lui-même qu’elle lui apparaît comme un dieu qui vient l’animer, il est peut-être bien terre à terre, mais il pourrait être exact de l’appeler franchement la mémoire. Nous avons tant besoin que notre mémoire joue bien, nous sommes si peu de chose dès qu’elle s’alourdit, s’épaissit ou s’assoupit, que nous ne négligeons rien pour la stimuler. C’est pour que les mille ressorts en soient plus souples et mieux tendus, que nous prenons du café, du thé, des alcools. Si nous fumons, c’est peut-être aussi pour avoir au moins l’illusion[1] d’un jaillissement plus abondant et plus rapide des souvenirs.

Le don de la sympathie est aussi précieux que les précédens. J’entends par sympathie la faculté de pressentir et de ressentir les émotions des autres, d’éprouver le contre-coup de tout ce qui se passe dans leur cœur, de se mettre à leur ton, et comme de vibrer à l’unisson des gens qui nous entourent. C’est une intuition de leurs sentimens, et c’en est aussi la répercussion en nous ; c’est une divination et c’est une communion. On trouvera ce don, dans toute sa richesse, chez les romanciers anglais, et spécialement chez George Eliot : rien n’égale la sympathie avec laquelle elle a parlé des enfans, de leurs pensées, de leurs impressions, et surtout de leurs infinis désespoirs. Il faut lire, pour s’en rendre compte, le Moulin sur la Floss[2]. Or n’est-il pas clair que cette profondeur de sympathie n’est qu’une ténacité et une intensité singulières de la mémoire ? Car enfin, pour « entrer » dans les sentimens d’autrui, il n’y a guère d’autre moyen que de les avoir soi-même éprouvés et de se les rappeler ; on ne peut partager un chagrin qu’en faisant revivre en soi un chagrin analogue. C’est pourquoi les gens qui ont peu souffert sont peu capables de pitié, et aussi, ce qui revient au même, ceux qui se rappellent mal leurs souffrances ; c’est pourquoi encore on ne compatit bien qu’aux douleurs dont on a l’expérience. Le moyen, par exemple, si je n’ai pas moi-même senti l’infinie détresse des séparations et des absences ; l’horrible contraction de tout l’être, rendu à sa solitude ; les perpétuels serremens de cœur à l’idée de l’absent, à l’idée qu’il était là hier et qu’il n’y est plus aujourd’hui, et qu’il n’y sera pas demain ; la peur de penser à lui et

  1. Tolstoï, Plaisirs vicieux.
  2. On y trouve, par exemple, des réflexions comme celle-ci : « Aucun désespoir n’est si triste que celui de la première jeunesse, alors que l’âme est remplie d’instincts aimans et n’a pas encore d’anciens souvenirs dont elle puisse vivre, tandis que nous, qui sommes les témoins, nous regardons légèrement ces peines prématurées, comme si nos prévisions de l’avenir pouvaient adoucir le présent douloureux de celui qui souffre. » I, p. 272.