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civile, qui serait établie par la civilisation, et de croire que la civilisation n’en serait pas capable. Il a bien raison de ne vouloir que de celle qui aurait à sa base la liberté, comme moyen l’amour.

Seulement celle-ci peut être tenue pour un peu chimérique. De ses deux élémens, l’un est impuissant, l’autre trop rare. La liberté n’est pas féconde, la liberté n’est pas une force. Elle est une condition d’existence de certaines forces, elle est un état, soit état d’esprit, soit état social, où certaines forces, comme précisément l’amour, la charité, etc., peuvent plus aisément agir ; mais elle n’est pas une force par elle-même ; elle ne crée rien ; elle ne tend à rien créer ; elle est simplement le plaisir que sent un être à savoir qu’il peut agir à son gré ; mais elle n’entraîne, surtout elle n’est par elle-même, aucune activité ; elle est, Comte aime à le répéter, d’essence formellement négative.

Quant à l’amour, il est fécond, sans doute, et infiniment. Mais il est en trop petite quantité dans l’humanité pour la gouverner jamais tout entière. Il fait ici et là de belles choses ; il n’est pas à croire qu’il enflamme jamais tout le genre humain de manière à le faire vivre tout entier chacun pour tous. Ce qui trompe les utopistes sur ce point, c’est l’intérêt évident, éclatant, que l’humanité aurait à ce qu’il en fût ainsi. Si l’intérêt des hommes est d’accord avec une au moins, et importante, de leurs passions, si l’intérêt personnel et l’altruisme concourent, pour peu qu’ils voient clair, à désirer que l’humanité vive d’ensemble, sans guerre, sans rivalité et sans concurrences, comment se fait-il qu’il soit si difficile d’établir cet état d’accord général ? Il est trop naturel pour qu’il ne soit pas destiné à naître très prochainement ; et les candides croient toujours qu’il va naître demain. Mais que l’harmonie soit l’intérêt le plus évident de l’humanité et que l’altruisme désire passionnément l’harmonie, cela n’est pas encore une raison pour que celle-ci s’établisse. On se trompe quand on croit que l’humanité désire le bonheur. Elle désire, ce qui n’est pas la même chose, vivre selon sa nature, et sa nature n’est pas de vivre d’accord. L’instinct de la lutte est peut-être son instinct le plus fort, et en tout cas, un instinct si puissant en elle qu’il y a à parier qu’il l’empêchera toujours et de céder aux impulsions altruistes, et même de voir son intérêt vrai. C’est une analyse exacte de l’idée du bonheur qui manque à ceux qui rêvent le bonheur de l’humanité dans la concorde. L’homme ne se croit pas heureux quand il l’est autant qu’un autre, mais quand il l’est plus. Il ne sent son bonheur que relativement ; il ne le sent que par comparaison avec le moindre bonheur des autres. De la sorte,