Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/584

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est l’harmonie particulière d’une tête bien faite. « La liberté dans l’homme est la santé de l’âme » comme a dit Voltaire. Elle tend à la santé générale de l’humanité, à l’accord de tous ses organes, parce qu’elle est la santé de l’individu. Tout individu a un penchant inné à modeler le monde à son image autant qu’il peut. Et c’est pourquoi la liberté est principe actif d’harmonie sociale.

Voilà le point de départ de Fourier, l’idée maîtresse et dirigeante à laquelle il tient le plus. Comte répétait que la liberté était une idée toute négative, et que l’erreur des hommes de 89 avait été de : vouloir convertir les principes purement critiques en une sorte de conception organique. C’est précisément ce que Fourier, tout à fait dans la tradition de 89, veut faire et prétend qu’il fait. Il est l’antithèse exacte d’Auguste Comte. Ils se font comprendre l’un l’autre admirablement. C’est avec une précision mathématique que chacun nie tout ce que l’autre affirme. Il est fâcheux qu’Auguste Comte soit un homme de génie, ou plutôt que Fourier n’en soit pas un : l’antithèse, sans être plus exacte, serait plus belle.

Ainsi donc, pour aller à l’harmonie, il faut partir de la liberté : voilà le premier point.

Ira-t-on à ce but par la soumission aux règles de la morale ? Il faut bien s’en garder. Ne parlez pas de morale à Fourier. Elle est pour lui la plus pernicieuse des plaies sociales. Quelle qu’elle soit, et par quelques philosophes qu’elle ait été enseignée, et dans quelque système qu’on l’ait fait entrer, elle est précisément ce qui empêche le plus les hommes de vivre en harmonie. Elle a tout entière pour objet la répression, la compression et la suppression des passions. Or les passions, c’est l’homme lui-même. L’homme est un composé de forces actives, vives, vigoureuses, qu’on appelle les passions. Elles seules en lui sont des puissances et par conséquent elles seules sont des puissances dans la société. Quand l’homme essaye de les supprimer ou seulement de les réduire, il travaille à se tuer. Ce que le « moralisme » a essayé depuis qu’il existe, c’est de supprimer l’humanité. Il a répété, depuis le commencement de la période civilisée, qui a duré « trois mille ans de trop » : « Faites prédominer la raison sur les passions. Faites de la raison la reine de l’esprit humain et la reine du monde. » Rien de plus vain ni de plus sot. L’antinomie de la raison et de la passion est une erreur. La raison doit collaborer avec les passions. Elle doit en être le ministre vigilant, mais subordonné et soumis. Elle doit les éclairer dans leur marche, les définir à elles-mêmes, les renseigner sur leur but, coordonner