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cousait naguère une partie de la nuit pour préparer le trousseau de la fille que finalement elle a jetée enceinte, au risque de la tuer, sur le grand chemin. Son unique préoccupation est d’améliorer l’âme rebelle d’Ephraïm. En vain le médecin lui recommande-t-il d’être conciliante : — « Voulez-vous donc, répond-elle, que je le gâte pour sa perdition ? Il n’y a pas à penser qu’à son corps. »

En tout elle voit le côté spirituel des questions. Ephraïm ne peut aller à l’école, mais il apprend sans relâche le catéchisme ; elle le prépare ainsi à la vie future qui est proche. La façon dont elle force le petit malheureux à avaler ses médicamens est d’un bourreau ; elle présente la cuillère de potion comme si c’était une baïonnette et que la mort fût au bout. Ephraïm cependant se livre en cachette avec ardeur à tous les péchés de désobéissance, de gourmandise, de paresse et autres méfaits enfantins qu’on lui défend. Il n’a que des idées de révolte. L’envie folle le prend un jour par exemple d’aller glisser sur la glace comme font les autres polissons de son âge. Echapper à la surveillance maternelle en plein jour serait impossible, mais une nuit que la lune brille en son plein, il s’évade comme un voleur, court au hangar où se trouve un petit traîneau et grimpe haletant au sommet de la colline transformée en montagne russe. Là il savoure le plaisir solitaire de descendre maintes fois à fond de train la pente glacée, avec des rires de triomphe et des hourrahs. Tous les instincts naturels de la jeunesse si longtemps réprimés se donnent carrière chez lui ; il a rompu les entraves, il est libre, il s’amuse pour la première et la dernière fois de sa vie.

Cette suprême explosion d’animal spirits est telle que, dans son ivresse, l’enfant n’a pas plus peur de la nuit et de la solitude que de la punition qui l’attend s’il est découvert. Mais lorsqu’il reprend le chemin de la maison, la tête haute, ses yeux rencontrent les étoiles pâlissantes dans l’éclatant clair de lune et la grande lune elle-même chevauchant les nuages ; devant ces regards accusateurs, il pense au catéchisme et aux commandemens. Une légère angoisse lui poigne l’âme, et il marche ensuite le front baissé.

Le sort cependant a favorisé Ephraïm. Sa mère ne soupçonne jamais cette étrange équipée ; elle ne s’aperçoit même pas qu’il ait mangé en rentrant la moitié d’un mince pie. Tout irait bien si malheureusement le lendemain il n’oubliait certaines recommandations expresses que lui a faites Deborah pour rester à jouer avec son vieux père au jeu de holly gull, un jeu de hasard où des grains de maïs tiennent lieu de dés. Cette désobéissance et cette dissipation lui coûtent cher. Deborah s’arme d’un bâton et le fait monter dans sa chambre. Chose bizarre, tout en