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dans la nourriture ; il contraint les siens à vivre d’herbes et de légumes afin d’éviter des emportemens auxquels il a été en somme seul à se livrer. Les manies, les idées fixes, les tantrums, les « rats » tiennent aussi une grande place dans ces études de mœurs. Céphas et les vieilles femmes de sa maison se livrent à de longues discussions sur le libre arbitre à propos du mariage rompu : — Si tel ou tel agit de telle ou telle façon parce que c’est plus fort que lui et qu’il ne peut s’en empêcher, autant vaudrait naître esclave. Mais parler ainsi c’est blasphémer contre la parole divine. Peut-être le plus sage en effet est-il donc de suivre les conseils de Céphas, d’éteindre en soi la partie animale pour développer la partie spirituelle, et pour y réussir de se nourrir exclusivement de pâtés d’oseille sans beurre ! Deborah Thayer cependant, forte comme son homonyme biblique, méprise les pâtés d’oseille et croit au péché originel. Ce que son fils a fait de mal en rompant avec une honnête fille que d’ailleurs elle aime médiocrement, — dans les âmes puritaines la tendresse est, sinon rare, tout au moins profondément enfouie, — lui paraît une conséquence de ce péché ; elle s’y connaît, son fils tient d’elle, il ne cédera jamais. Sans espoir de briser sa volonté, elle le retranche de la famille, parce que c’est son devoir de le châtier. Barney va demeurer seul dans la maison qu’il s’est bâtie.

Briser sa propre volonté, voilà ce que non seulement Barney, mais tous les hommes de Pembroke trouvent de plus difficile à faire. La tante Sylvia n’attend-elle pas depuis dix-huit ans que Richard Alger, qui vient tous les dimanches soir lui tenir compagnie, se décide à la demander en mariage ? Pourquoi ne le fait-il pas ? Par crainte de tout ce qui ressemble à un changement dans ses habitudes. Une fois il a paru bien près de se déclarer et puis, le jour où son parti était pris, il a trouvé par malheur la pierre roulée devant la porte de Sylvia. Ce signe indiquant que sa vieille amie ne l’avait pas attendu a produit chez lui un accès de susceptibilité, car ces hommes de bronze trouvent le moyen d’être étrangement sensitifs ; et il a rétrogradé à tout jamais. Peut-être Sylvia aurait-elle pu fournir une explication satisfaisante et le ramener ; mais que serait devenue la réserve virginale que dans la Nouvelle-Angleterre une amoureuse conserve jusque sous ses cheveux blancs ? Tous ces sentimens qui sont donnés comme ordinaires et indiscutables étonnent un peu le lecteur de race latine, attaché malgré tout par la lecture de Pembroke. Il ne comprend pas le genre de fierté plus forte que le désespoir qui refoule les sanglots de Charlotte essayant devant sa glace, par un raffinement de torture volontaire, la robe de noce qu’elle vient d’achever et qu’elle