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sentiment se fait jour : la haine de la condition où elle est née, l’ambition de s’élever à une classe sociale supérieure. par-là encore s’explique le rôle politique qu’elle va jouer et se limite la part qu’elle prendra dans le mouvement révolutionnaire. Elle salue avec l’explosion d’une joie faite de rancunes longuement accumulées et de haines qui trouvent enfin à se satisfaire, cette Révolution qui venge son orgueil et supprime d’un coup tout ce qui est au-dessus d’elle. A vingt ans, au lendemain d’un séjour à Versailles, elle se montrait effrayée elle-même des colères qu’elle découvrait au fond de son cœur, et du mal qu’elle pourrait faire à l’occasion, si les circonstances lui en donnaient le moyen. « Ce sentiment, dit-elle, se fonde sur la connaissance que j’ai de mon caractère, qui serait très nuisible à moi et à l’État, si j’étais placée à quelque distance du trône. » C’était se bien connaître, et apercevoir dans un éclair d’intuition ses futures violences. Mais un jour viendra où Mme Roland trouvera qu’on est allé assez loin, et qu’il est temps d’arrêter le mouvement : c’est le jour où elle le verra menacer sa propre situation, le rang qu’elle a si chèrement acquis, où elle s’est haussée si péniblement. Cette petite bourgeoise qui a si furieusement désiré devenir une grande bourgeoise, n’a pas l’instinct plébéien et niveleur. Elle déteste les petites gens, d’esprit, de langage et de mœurs vulgaires, les gens de ce peuple sur les confins duquel sa naissance l’avait placée, et dont elle a si impatiemment supporté le voisinage. Elle ne veut rien niveler, hors ce qui dépasse le niveau où elle est elle-même parvenue. C’est en ce sens qu’elle représente la politique du parti dont elle s’est faite l’Égérie. On s’est demandé maintes fois quelle est la nuance exacte qui sépare les Girondins de leurs adversaires jacobins ; et quand on voit la part qu’ils ont eue dans les mesures les plus odieuses, on est tenté de conclure avec leur dernier historien, M. Edmond Biré, que toute la différence a été celle du succès. Il y en a une autre. Dans les révolutions ou dans les transformations sociales, ceux-là seuls sont tout à fait dangereux, qui n’ont rien à perdre à l’universel boule versement. On a moins à redouter de ceux qui ont des raisons personnelles de souhaiter le maintien de la hiérarchie sociale. Les Girondins sont dans ce dernier cas : ils ont des intérêts à ménager, une situation à conserver : de là leur viennent des conseils de modération relative. Ils personnifient les tendances d’une bourgeoisie besoigneuse et ambitieuse, jalouse de s’élever, de passer de l’arrière-plan au premier plan, — de l’atelier du bonhomme Phlipon au salon de Mme Roland.


RENE DOUMIC.