Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/473

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne vois rien qui mérite de m’intéresser vivement. Mon âme est flétrie, fermée ; je ne daigne pas même haïr la vie : je ne sens plus rien. » Elle fait mieux : elle conseille à son ami de contracter un autre mariage : elle accepte qu’il soit heureux loin d’elle et sans elle. Même changement dans le ton des lettres de Roland. Il est très impressionné par ces démonstrations de grande lassitude et d’universel « plus ne m’est rien. » D’ailleurs il est lui-même en proie à un chagrin noir qui le mine et le tue. Depuis le temps de la rupture, il n’a pas trouvé le calme qu’il espérait et n’a pas repris possession de soi. Au contraire, il se sent tout désemparé. Il ne fait plus rien. Sa besogne n’avance pas. Il est mécontent de tout et prend la vie en dégoût. « Si cela dure, je jetterai le manche après la cognée et je me retirerai loin de ces farouches humains qui ne caressent que pour mordre et qui finissent par empoisonner. » Ainsi s’exprime son dépit avec une outrance qui prête à rire. Il n’est pas jusqu’à sa santé qui ne soit en train de se délabrer : « Tes lettres m’ont trouvé dans la situation que je t’ai peinte, augmentée d’une révolution de bile telle que je n’en ai jamais éprouvée, puisque je l’ai vomie toute pure, sans avoir rien pris pour cela… J’ai le dévoiement, je digère fort mal, je suis très jaune… » Telle est la posture, digne du comique de Molière où nous apparaît ce héros d’un drame d’amour. Sans s’en apercevoir, Roland s’est laissé pénétrer par l’ascendant de Marie Phlipon. L’âme de celle-ci est devenue son âme et le principe de sa vie. Il ne s’appartient plus et il faut, quoi qu’il en ait, qu’il subisse la domination d’une volonté supérieure. Il revoit la jeune fille à la grille du couvent. Il retrouve son émotion de jadis. Il n’essaie plus de résister à sa destinée.

Marie Phlipon est devenue la femme de Roland. Nous n’avons pas à la suivre dans sa situation nouvelle. Il nous suffit que dans les préliminaires de ce mariage l’annonce de ses dernières conséquences soit déjà inscrite en caractères lisibles. Si plus tard la nature se venge et réclame pour ses droits méconnus. Mme Roland n’aura donc à s’en prendre qu’à elle-même de déceptions auxquelles elle s’est exposée volontairement. Si quelque jour la médiocrité intellectuelle de son mari lui apparaît dans une évidence cruelle, c’est à elle seule qu’elle devra reprocher les illusions qu’elle s’est forgées jadis en se tenant serré sur les yeux un bandeau qui n’était pas celui de l’amour. Les lettres de Roland le peignent au vif : sa conduite, son langage, ses tergiversations, ses récriminations, ses terreurs et ses pleurnicheries ne laissent aucun doute sur le personnage : c’est un pleutre. Marie Phlipon n’a rien voulu voir, et véritablement elle n’a rien vu. Elle a subi le prestige du nom, de l’éducation, du rang. Elle a été aveuglée par ses propres désirs, éblouie par les perspectives qui s’ouvraient devant elle. Dans les longues et pénibles négociations que raconte sa correspondance, un double