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assurément savoir ce qui se débat dans ces conseils militaires de Berlin, où nos ambassadeurs n’ont ni moyen ni droit de prêter l’oreille. Mais on entend ce qui se dit au Reichstag, et c’est absolument le même langage que celui qui est tenu à nos Chambres, quand l’occasion se présente d’y traiter une question stratégique. C’est le même soin de maintenir les deux armées dans un rapport tel que l’une ne puisse faire un pas sans qu’il soit imité et suivi par l’autre. Allons plus loin : le désir de préserver, dans l’intérêt de la paix, la division récente des territoires n’est-il pas le lien véritable de cette triple alliance, si singulièrement nouée entre des puissances qu’aucune autre relation naturelle ne rapproche, que des souvenirs douloureux séparaient encore hier, vainqueurs et vaincus de Novare et de Sadowa ? La condition que chacun des contractans a dû remplir pour entrer dans cet accord n’a-t-elle pas été de s’imposer un supplément d’armemens qui obère les finances de l’Autriche et a perdu celles de l’Italie ? On nous dit que de telles conventions sont des précautions purement défensives dont nous n’avons pas sujet de nous inquiéter. Soit, mais comme de notre côté, nos intentions sont également pacifiques et que nous en avons donné des preuves qui ne permettent pas de les mettre en doute, on peut se demander pourquoi une paix que personne ne menace a besoin de tant de sentinelles au guet pour la garder. Ne serait-ce pas que cette paix repose sur des bases si peu solides, et que son assiette est si peu sûre que toutes les parties qu’elle intéresse se croient obligées de veiller sur un qui-vive perpétuel, s’attendant toujours que le plus léger incident peut les mettre aux prises ?

C’est ce que constatait hier même, au moment où j’écrivais ces lignes, avec une autorité que je ne puis avoir, le diplomate éminent qui vient de représenter parmi nous l’Angleterre et dont nous nous séparons avec tant de regret. « Que voyons-nous autour de nous ? disait le marquis de Dufferin au banquet de la Chambre des communes anglaise : toute l’Europe n’est qu’un camp armé de plusieurs millions de soldats, et un double rang de menaçantes forteresses est opposé à chaque frontière. Les cuirassés remplissent nos ports et encombrent les mers. Il suffit que parmi une demi-douzaine de personnages augustes, il s’en trouve un qui parle un peu plus haut que d’habitude ou qu’il lève par mégarde son petit doigt, pour voir, comme dans une atmosphère chargée d’électricité, — condition actuelle de l’équilibre instable de la politique européenne, — pour voir, dis-je, renverser ce qui existe et la guerre éclater dans des conditions d’horreur inconnues jusqu’à présent ? » Et parmi les causes qui pouvaient déchaîner un tel fléau, le noble