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professait pour Berlioz : c’est une lettre inédite adressée à Liszt et datée précisément de Paris, le 22 mai 1860. J’en extrais le passage qui concerne Berlioz.

Aujourd’hui est sans contredit le plus beau jour de l’année. Pour la première fois le ciel est pur, et la brise d’est rafraîchit l’atmosphère. De tous côtés, des fleurs, de la verdure. En revenant, avec mon chien, de notre promenade matinale, je me disais : Il est impossible que l’année entière nous donne une journée plus splendide ! S’il fait partout beau, il y aura aujourd’hui, par-ci par-là, des gens qui penseront à toi[1] ! Je n’osais pas te compter parmi eux, car j’avais à me reprocher, non de t’avoir oublié, mais de ne pas t’avoir écrit le 22 octobre[2]. Pourquoi ? Je ne m’en souviens plus. Tant pis ! me disais-je, il songera à moi quand même ; il a mon Tristan, qu’importe le reste ! Puis je lus le dernier feuilleton de Berlioz, celui d’aujourd’hui, sur Fidelio. Je ne l’ai plus rencontré depuis mon concert. Avant, c’est toujours moi qui lui faisais visite et qui l’invitais ; lui, il ne s’est jamais occupé de moi. Je n’en ressentais pas de colère, loin de là ; seulement je me demandais si le bon Dieu, lorsqu’il créa le monde, n’eût pas mieux fait de supprimer les femmes ?… Il est bien rare qu’elles soient utiles ; en général, elles nous nuisent sans en retirer elles-mêmes aucun profit. Chez Berlioz, tout justement, j’avais pu constater, avec une précision presque mathématique, comment une méchante femme peut, de gaîté de cœur, ruiner, et, qui plus est, rendre ridicule un homme des plus brillamment doués. Quelle satisfaction ce malheureux peut-il donc y trouver ? La triste satisfaction vraiment, que d’avoir étalé aux yeux de ses contemporains tous les défauts que recelait son caractère ! Bref, comme je viens de te le dire, je n’avais, dès lors, plus revu Berlioz, quand son article d’aujourd’hui me tomba sous les yeux : et cet article m’a fait un tel plaisir que, bien que sûr d’avance d’être compris tout de travers, je lui ai cependant écrit, dans mon détestable français, le billet que tu vas lire :

« Cher maître[3],

(Je l’appelle maître, parce que je sais que mes allures plus familières le gênent). Je viens de lire votre article sur Fidelio. Soyez-en mille fois remercié ! C’est une joie toute spéciale pour moi d’entendre ces accens purs et nobles de l’expression d’une âme, d’une intelligence, si parfaitement comprenant et s’appropriant les secrets les plus intimes d’un autre héros de l’art : il y a des momens où je suis presque plus transporté en apprenant cet acte d’appréciation, que par l’œuvre appréciée elle-même, puisque cela nous témoigne infailliblement qu’une chaîne ininterrompue d’intime parenté rallie entre eux les grands esprits, qui, — par ce seul lien, — ne tomberont jamais dans l’incompris. Si je m’exprime mal, j’espère pourtant que vous ne me comprendrez pas mal. »

Dieu sait quel accueil il fera à ce baragouin ! Cette fois, s’il ne me comprend pas, je crains bien que la faute n’en soit à mon style français. Néanmoins, c’est avec une profonde émotion que j’ai écrit ces quelques lignes à ce pauvre ami. Je continuais donc à jouir, dans un silence ému, de cette

  1. Le 22 mai était l’anniversaire de la naissance de Wagner ; en 1860, il complétait sa quarante-septième année.
  2. Jour de naissance de Liszt.
  3. Le billet est transcrit en français dans l’original.