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des compétiteurs. Il a bien fallu essayer de s’entendre avec eux, mais à quelles conditions ? Voltaire, dans l’Essai sur les mœurs, n’a pas assez de sarcasmes pour le décret d’Alexandre VI, qui partagea entre l’Espagne et le Portugal les régions encore inhabitées de l’ancien et du nouveau monde, suivant une ligne de démarcation que le premier voyage de Magellan fit dévier. Nous ferons bien de nous abstenir à l’avenir de ce genre de plaisanterie, car rien ne ressemble mieux à la sentence pontificale que l’accord fait entre les puissances d’Europe pour répartir entre elles ce qu’elles ont appelé (par une expression aussi vague que leur pensée) leur sphère d’influence dans le continent africain : ce sont les mêmes données incertaines, la même valeur imaginaire des engagemens, il n’y a de différence que la sanction religieuse en moins.) Des conventions où chacun donne ce qu’il ne possède pas et reçoit ce qu’il ne connaît pas, sont certainement ce qu’il y a de plus propre pour engendrer des contestations. Si un bornage douteux dans nos champs est entre cultivateurs une interminable matière de procès, que sera-ce qu’une ligne idéale tracée entre des espaces que personne n’a parcourus ?

Il n’y a donc pas lieu à être surpris d’apprendre que des transactions de ce genre, conclues en Afrique ou ailleurs, donnent naissance à beaucoup de litiges, principalement entre nous et l’Angleterre que nous rencontrons partout, à Siam, aux frontières du Maroc, sur le Niger et sur le haut Nil. Je suis convaincu que, dans chacun de ces différends, le droit est de notre côté, et des incidens récens ont fait assez voir de quel audacieux esprit d’entreprise sont animés les agens des compagnies anglaises pour qu’on soit disposé à admettre qu’ils ont, en effet, à se reprocher les empiétemens dont on les accuse. Mais il ne suffit pas d’être dans son droit, il faut encore, entre gens sensés, être sûr qu’on agit dans son intérêt. Or quel intérêt en vérité pouvions-nous avoir, ayant une frontière nécessaire et très difficile à garder, à nous en créer au bout du monde deux ou trois artificielles qui commencent à nous donner presque autant de souci ? Ces dissentimens seront, j’espère, faciles à accommoder : il n’en faut pourtant pas davantage pour aigrir, entre deux nations fières et susceptibles, des rapports que la maladroite issue de l’affaire d’Egypte a déjà rendus très pénibles. Il y a loin, il y aura longtemps encore loin, Dieu merci, de ce qu’on appelle, dans le mauvais langage de la diplomatie, une situation très tendue à une rupture qui serait la désolation de tous les amis de l’humanité et le déshonneur du siècle qui va finir. Mais qui sait où peut conduire un échange de récriminations et de soupçons envenimés des deux parts par une presse