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yeux ! Cinq ou six nouveaux milliards ajoutés au capital de la dette publique, un déficit constaté chaque année qu’une conversion récente n’a pu combler, et que grossissent beaucoup de découverts déguisés, tous les impôts existans poussés à leur dernière limite, et tous les financiers du jour à la recherche de taxes nouvelles, proportionnelles ou progressives, frappant telle ou telle classe de contribuables, mais toutes atteignant les sources mêmes de la richesse publique. L’effet que produirait une guerre survenant sur un marché si troublé est impossible à concevoir. Je suis loin d’accuser la politique coloniale d’être la seule, ni même la principale cause qui nous ait fait descendre d’un état encore hier si florissant presque à l’extrémité de la pente qui conduit à l’abîme. Bien d’autres imprudences y ont concouru : la somptueuse folie des constructions scolaires, l’ouverture, sur tous les points du territoire, de chemins de fer inutiles et improductifs, l’accroissement démesuré des pensions civiles, provenant de retraites anticipées que la politique seule avait motivées ; enfin des gaspillages en tout sens et de toute nature. Mais les millions laissés sur les bords du Mékong et ceux qui restent à payer à Madagascar figurent pourtant, dans ce compte, qui se solde régulièrement en perte, pour un chiffre qui n’est pas insignifiant.

Il est enfin, au sujet des conséquences possibles de notre politique coloniale, une hypothèse que j’hésite à prévoir parce que je veux continuer à espérer qu’elle ne se réalisera pas : ce serait le cas où, de cette politique même, naîtraient des complications soit diplomatiques, soit de nature plus grave encore, qui accroîtraient les embarras et les périls dont le traité de Francfort nous a laissé la charge et la menace. Nous ne sommes pas les seuls en Europe à (avoir été atteints de la fièvre coloniale : elle a régné avec une intensité pareille aussi bien en Allemagne qu’en Italie, et en Angleterre où elle fait partie de la disposition habituelle du tempérament, il y en a eu un redoublement. Une émulation s’est établie, et c’est à qui enverrait le plus vite et le plus loin marins, militaires et commerçans. Pareil enthousiasme d’émigrations conquérantes ne s’était pas vu depuis que, par l’effet presque miraculeux des découvertes de Christophe Colomb et de Vasco de Gama, l’étendue de l’univers avait paru subitement doublée devant l’imagination éblouie de nos pères du XVIe siècle, et des espaces illimités s’étaient ouverts à leurs ambitions et à leurs convoitises. Seulement le monde, de nos jours, au lieu de s’étendre s’est plutôt resserré par la promptitude et la facilité des communications, de sorte qu’en quelque lieu que nous ayons placé nos tentes, nous y avons été devancés ou suivis par des voisins prêts à devenir