Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/402

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la préface de son roman de Mariés, paru en 1884, il va plus loin encore et contre les partisans de l’émancipation de la femme, il soutient qu’elle exerce déjà, dans notre temps, une influence déplorable, aussi contraire à la loi de la nature qu’aux intérêts de la société. C’est le contraire, on le voit, ou l’envers de la thèse d’Ibsen. Aussi, parmi les douze ménages qu’il met en scène dans les Maries, M. Strindberg ne manque-t-il pas une seule fois à nous montrer l’égoïsme inconscient, la méchanceté naturelle de la femme suffisant à produire le malheur de l’homme. Cette idée le préoccupe tellement qu’elle devient chez lui une sorte d’idée fixe. Dans une suite de Mariés, publiée en 1880, dans d’autres œuvres plus récentes, cette haine de la femme est encore plus forte. On dirait qu’avec chaque œuvre nouvelle, M. Strindberg, pour peindre les femmes, trempe son pinceau dans un fiel plus acre. Simplement égoïste et stupide dans Maître Olaf, elle devient méprisable dans le Cabinet rouge, malfaisante dans Mariés, néfaste dans la suite de cet ouvrage, satanique dans le Père et absolument ridicule de sensualité et de folie dans Mademoiselle Julie. Le lecteur français se rappelle sans doute cette comédie, qui a été jouée à Paris au Théâtre-Libre. Et l’on n’a pas oublié l’effet désastreux produit sur un public français par cette châtelaine, fille d’un comte, fiancée à un baron, qui s’en allait, de propos délibéré, séduire à la cuisine le valet de chambre de son père.

Convenons toutefois que dans le Père, également connu du public parisien, M. Strindberg a su tirer un meilleur parti de ses théories. Un père entêté et libre penseur, une mère religieuse fanatique et jalouse de pouvoir, se disputent le droit d’élever leur fille, chacun voulant diriger son éducation et former son esprit d’après ses idées. Le père revendique les droits que lui donne la loi ; la mère un droit moral supérieur : Berthe est le sang de son sang, la chair de sa chair. Le père peut-il en dire autant ? Qu’il en fournisse la preuve ! Traitée de ridicule d’abord, cette question finit par agir comme un poison lent et terrible. Cette preuve, où la prendre ? comment la fournir ? Celle qui seule sait à quoi s’en tenir se tait ou répond par un rire sardonique. Et le doute s’infiltre ; et avec la recherche de la preuve apparaît sans cesse plus nettement l’impossibilité absolue de la trouver jamais ; et ce doute devient l’angoisse, et la lutte terrible ébranle enfin le cerveau du père. La mère triomphe : elle a atteint son but ; elle a terrassé l’homme dans cette lutte des sexes, sur le terrain même de la force et de l’intelligence. Voici son cri de victoire : « Va-t’en maintenant ! Tu as accompli ta destinée nécessaire de