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vérités blessaient tant de monde, souvent ses propres amis ! Il dut quitter le journal.

Il voulut alors se faire acteur. Il se présenta chez le directeur du théâtre « comme un homme qui sent quelle faveur il va lui conférer. » Le directeur, tout en acceptant l’offre, apprécia mal la faveur. Il lui proposa un rôle de comparse et un engagement à cent couronnes (140 fr.) par mois. L’auteur refusa avec indignation, et conclut de là que le théâtre, comme la société, n’était qu’une indigne exploitation du faible par le fort. Puis il écrivit un grand drame historique que le directeur refusa de jouer. Il connut alors la plus profonde misère et mena une vie de bohème aux abois. En cette extrémité, des amis lui obtinrent une place d’auxiliaire à la Bibliothèque royale, qu’il voulut bien accepter, de guerre lasse. Il s’y rendit très utile : ainsi il apprit le chinois, pour cataloguer les manuscrits de la Bibliothèque, qu’il décrivit dans des publications, et à propos desquels il envoya un mémoire à l’Institut de France. Enfin il était en bon train, nous dit-il, « de se mettre au niveau de l’idiotie de ses concitoyens, » de placer « l’éteignoir sur son intelligence, de devenir, en un mot, un membre respectable de la société. » Encore un peu, et il était perdu ! Un hasard fit qu’il écrivit un roman. Il était sauvé. Il avait enfin trouvé sa vraie vocation.


I

Un roman ? Non, pas encore, mais une série de nouvelles, où M. Strindberg mettait en scène la vie des étudians d’Upsal et rompait, du coup, avec toutes les traditions. De la vie d’étudiant, telle que la célèbrent les chants nationaux, entourée dans l’imagination populaire de tant de poésie, faite de gaîté, d’enthousiasme, il ne reste presque plus trace dans ces nouvelles. C’est un lamentable tableau de désillusions précoces, de scepticisme juvénile, de lutte pour la vie, de tristes capitulations morales devant l’écrasant matérialisme de l’existence, de l’écroulement des ambitions dans la débauche et la paresse. Non que ce tableau soit absolument fantaisiste et les types de pure imagination. Au contraire, ces types sont parfois si frappans de ressemblance, qu’il n’était pas difficile aux initiés d’en reconnaître les originaux. Mais ce que l’on peut dire, et c’est toujours là qu’il faut en venir avec les œuvres de ce genre, c’est que ce n’est pas toute la réalité : c’en est, tout au plus une partie, la partie la moins intéressante, rehaussée seulement par le coloris et par la vigueur de la mise en scène. Tout le reste de la vie d’étudiant, le travail intelligent, les saines ambitions, le succès