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forces ? Ne se repentira-t-on pas alors d’en avoir égrené, même des parcelles, à toutes les extrémités du monde à la fois ? On ne peut espérer qu’aucune de nos conquêtes récentes puisse, dans l’ébranlement causé par une secousse de cette nature, pourvoir elle-même à sa sécurité intérieure. Il n’en est aucune qui ne dût alors être contenue par un détachement de troupes chargées d’y maintenir une soumission apparente. A quel chiffre se montera le personnel de ces petites unités ainsi expatriées et mobilisées ? En a-t-on fait la multiplication par le nombre de points qu’il faudra garder ? C’est un calcul que je suis absolument hors d’état d’entreprendre, d’autant plus que les élémens devront varier suivant les lieux, les circonstances. Mais quand je songe au prix que j’ai vu attacher, dans la discussion de nos lois militaires, à grossir à tout prix, pour un jour de lutte, le nombre des combattans, — au risque même d’y enrôler d’assez pauvres soldats, — je ne puis croire que ces emprunts faits par nos colonies à l’armée active soient regardés comme une quantité négligeable. Ce sera un vide imparfaitement compensé par les religieux, les séminaristes ou les vicaires de campagne, à qui on mettra, à cette heure critique, le sac au dos. Mais que sera-ce si les opérations maritimes venant à compliquer la guerre continentale (ce qui ne peut manquer d’arriver puisque toutes les puissances tiennent aujourd’hui à avoir une marine militaire), le passage artificiel d’un monde à l’autre, ouvert à travers l’isthme de Suez, vient à être barré ou neutralisé d’un commun accord ? Que deviendront alors ces corps isolés ? Comment les entretenir, les relever, réparer les pertes que les fatigues du service, les ardeurs et les miasmes de climats pestilentiels ne tarderont pas à opérer dans les rangs des exilés ?

Je sais bien qu’on nous annonce l’organisation prochaine d’une année toute spéciale, coloniale par destination, recrutée parmi des hommes faits, que la force de leur tempérament, la maturité de leur Age, leurs habitudes morales et politiques rendent particulièrement propres aux épreuves d’une vie de labeur et d’aventure. Depuis le temps que cette promesse nous est faite, si elle n’est pas encore tenue, ce n’est pas faute que chaque année voie éclore nombre de projets pour la réaliser. Mais il paraît que l’accord entre les systèmes différens est difficile à faire, car il n’y a encore, sur ce sujet déjà pourtant si rebattu, ni commencement d’exécution, ni même de résolution arrêtée. Je ne connais rien qui fasse mieux voir combien, dans cette entreprise hâtive, on a marché à l’aveugle et à l’aventure. Ce n’est que quand l’œuvre a été tout entière faite, ou tout au moins ébauchée, qu’on s’est avisé de songer qu’il aurait fallu d’abord y préparer l’instrument