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Cela est surtout vrai quand il s’agit de délits d’opinion. Il serait cependant désirable qu’en matière de diffamation contre ceux qui gouvernent ou représentent le pays, le procès devînt la règle au lieu d’être l’exception.

Quels moyens employer pour arriver à ce but ? Le meilleur, à coup sûr, est l’adoption d’un ensemble de mesures propres à encourager les plaintes ou les citations directes, en rendant l’accès de la Cour d’Assises plus facile, non coûteux et de résultat plus sûr. Le Français n’a pas plus qu’un autre le goût d’être diffamé, et le jour où il aurait à sa portée un moyen pratique de faire condamner son diffamateur il ne manquerait pas d’y recourir ! Jusqu’à ce jour, on a pu dire qu’il faut qu’un fonctionnaire ou un député soit bien audacieux, bien patient et bien opulent pour tenter un procès devant la Cour d’Assises. En effet, même après avoir triomphé de son accusateur, il se trouve, la plupart du temps, contraint à payer les frais du procès ! Une proposition de loi tout récemment adoptée à la Chambre des députés va bientôt porter remède à cette situation. Ce sera un pas fait dans la voie des réformes pratiques où il faut s’engager résolument.

Une de ces réformes, bien facile et logique, est l’extension du droit de citation directe. Aujourd’hui, un fonctionnaire, un juré ou un témoin diffamé peuvent citer directement leur adversaire devant la Cour d’Assises ; une administration publique, un député ou un sénateur ne le peuvent pas. Il faut abolir ces distinctions sans fondement et faciliter ainsi les procédures. Il faut aussi, et c’est un des élémens essentiels de progrès, leur donner plus de rapidité. Mais on nous pardonnera de ne pas exposer ici les procédés qui nous paraissent propres à assurer ce résultat ; c’est un sujet que nous traiterons dans nos conclusions générales.

Si par l’ensemble de ces moyens on arrivait à obtenir quelque régularité dans les poursuites devant le jury on aurait fait un pas immense. Rien ne déconcerte le juré, et, on peut bien le dire, le juge, comme le défaut de fixité et la fantaisie dans la répression. En une matière bien importante, et qui cette fois dépend exclusivement de l’initiative des parquets : celle de l’outrage aux bonnes mœurs commis par la voie du livre, le caprice dans les poursuites a pu être la cause d’acquittemens fâcheux. Quand un des industriels de la pornographie contemporaine est par hasard renvoyé devant la Cour d’Assises, l’avocat tire de sa serviette vingt recueils également scandaleux qui se vendent fort librement… Le jury ne comprend plus et acquitte. Quand la loi, qui est égale pour tous, n’est pas égale dans ses applications, le prévenu n’a plus la physionomie d’un coupable, mais la mine d’un malchanceux.