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une île, on ne pourra pas songer à l’étendre ; la mer nous rendra ce service.

Cette extension forcée devient surtout inévitable quand, après avoir fondé un établissement, au lieu de se borner à le garder par une attitude purement défensive, on essaie d’entrer en relation régulière avec les tribus insoumises qui l’environnent, et on conclut des traités avec leurs chefs. Quelles que soient les clauses des conventions de cette espèce, qu’il s’agisse d’une limite territoriale à fixer, d’un tribut à percevoir, d’un échange de relations commerciales à établir, il faut s’attendre qu’elles seront certainement violées. Les petits souverains des tribus sauvages, aussi peu experts que peu scrupuleux en matière diplomatique, ou ne comprennent pas la portée de leurs engagemens, ou ne tiennent pas du tout à faire honneur à leur parole ; mais le commandant ou le gouverneur de la résidence coloniale croit au contraire son honneur engagé à faire respecter jusqu’au moindre iota les obligations qu’on a contractées envers lui ; il faut avant tout établir son droit, la dignité l’exige. Et alors, quelque peu d’importance qu’ait la prérogative qu’on revendique, quelque insignifiante que puisse être la réclamation qu’on a à faire, on part en guerre pour venger l’injure faite au drapeau national et rétablir le prestige de la mère patrie. Un traité passé avec les barbares n’est donc autre chose qu’une occasion de conflit et un commencement de conquête. C’est ainsi que le traité de 1874, que mon ami M. Decazes avait cru devoir conclure avec le gouvernement d’Annam, pour réparer les conséquences de l’héroïque indiscipline de Francis Garnier, a été la première cause de la guerre du Tonkin[1] ; c’est ainsi que le traité imposé à la reine des Hovas par M. de Freycinet nous a amenés à Tananarive ; et que c’est juste un an après qu’un excellent religieux nous avait fait entrer en arrangement avec le tyran sanguinaire du Dahomey qu’il a fallu aller, à main armée, lui faire expier son insolence. Donc, règle générale, toutes les fois que vous entendez parler d’un traité conclu avec un barbare, préparez vos armes et vos troupes, c’est la guerre qui va commencer.

  1. On sait dans quelles conditions fut conclu le traité de 1874 qui donna lieu à la guerre du Tonkin. L’expédition faite, contre mon instruction formelle, par le brave et malheureux Francis Garnier, ayant été suivie, après un succès momentané, d’un véritable désastre, M. Decazes crut devoir essayer de venir en aide aux Français et aux indigènes qui s’étaient compromis, et dont il s’agissait de sauver la vie. Ce fut le but du traité qu’il signa, et je n’osai l’en blâmer. Mais l’instrument du traité n’arriva à Paris que quand jetais sorti du ministère et je n’eus point à en approuver la ratification.