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quelques années devient difficile à soutenir ! Pour le bien et pour le mal, la presse est devenue une des plus grandes, peut-être la plus grande puissance moderne. Dans les questions les plus hautes de la politique internationale, dans les conjonctures les plus graves au point de vue de la paix du monde, « la presse, disait récemment M. de Pressensé, a joué un rôle qui semblait jusqu’ici exclusivement appartenir aux gouvernemens constitués. » A l’occasion du conflit anglo-américain, n’a-t-on pas vu le directeur d’un journal de New-York organiser un plébiscite en faveur du maintien de la paix, et recevoir à ce sujet des télégrammes de souverains ?

Au point de vue de son influence sur la politique intérieure, et sur la vie des hommes publics, dira-t-on aujourd’hui que la presse est impuissante à flétrir, à ruiner par des violences calculées un fonctionnaire, un homme politique, une assemblée, un chef d’Etat[1] ? Et si on reconnaît cette immense puissance, par quelle anomalie serait-elle déchaînée au milieu de la société, jouissant du privilège exorbitant d’être irresponsable de ses fautes[2] ?

Mais, répondront les partisans de l’impunité, la répression est impossible !

Si le mal est certain et reconnu, l’effort pour y porter remède, eût-il cent fois échoué, devrait sans cesse se poursuivre ; et cette considération suffit à faire rejeter les conclusions de l’école de l’impunité, qui tendraient à supprimer le jury sans lui donner de successeur.


IX

Examinons maintenant un autre système, celui qui, voulant une répression sérieuse et efficace, ne croit possible de l’assurer qu’en donnant aux tribunaux correctionnels la connaissance des délits de presse actuellement déférés au jury. Ce système, qui remettrait en vigueur la loi de 1875, a été soutenu, il y a six ans, devant les deux Chambres, et n’a rencontré aucun succès devant l’une d’elles. Il a néanmoins des partisans nombreux ; c’est lui qui en cas d’échec définitif de la juridiction libérale de la Cour

  1. A un autre point de vue, dira-t-on que la marée montante des productions pornographiques n’est pas d’une puissante influence pour le mal d’un pays ? qu’elle n’atteint pas le cerveau d’un peuple, les mœurs de ses enfans ?
  2. Gambetta a dit, en 1879, dans une célèbre affaire de diffamation : « Si vous ne protégez pas efficacement l’honneur et la réputation des personnes, tout le monde se sentant à la merci du premier venu, nous verrons naître des mœurs horribles qui donneront à chacun de nous la tentation de se protéger soi-même par la brutalité et la violence. »