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le débat ? qui réprimera les violences, les écarts de parole plus graves à l’audience que dans le journal poursuivi ?

Parfois (et ceci montre bien les vices de ce débat, vices dont on rendrait injustement le jury responsable), la diffamation est si énorme, si invraisemblable que le journal poursuivi ne recherche pas, ne peut espérer l’acquittement. Il accepte par avance la condamnation, sachant que, moyennant cette faible indemnité, il pourra sans danger apporter à l’audience des violences effrénées. Et il y réussit ! le verdict de condamnation disparaît dans le commentaire du scandale qui l’a précédé : scandale non réprimé, qui ne peut que produire sur le jury la plus démoralisante impression. Les lois ne manquent pas, cependant, pour châtier ces délits d’audience, mais il semble que toute loi perde ici sa vigueur.

C’est dans de telles affaires que la stratégie, les ruses du duel oratoire trouvent le terrain favorable par excellence à leur développement ! Ceux des jurés qui sont des politiques sont en proie aux fureurs des hommes de parti ; les autres (la majorité), surpris et déroutés devant ce déchaînement de colères, ne savent plus à quoi rattacher le oui, le non final qu’ils ont à déposer dans l’urne.

Cependant les voici autour du tapis vert, et la situation est plus difficile pour eux qu’elle ne le fut dans aucune autre affaire : « Le prévenu, gérant de tel journal, est-il coupable de diffamation ? » Telle est la question unique qu’on leur pose. Que ceux qui sont portés à railler les jurés, à les taxer d’erreur et de faiblesse veuillent bien réfléchir à toutes les difficultés qui résultent pour eux d’une telle interrogation ! D’abord et avant tout les jurés savent que ce gérant n’est pas, ne peut pas être le coupable, qu’il n’a point reçu, ni vu, ni lu le manuscrit de l’article poursuivi. Quel effort doivent-ils faire pour dire oui, pour condamner l’homme de paille, pour accepter cette fiction légale qui veut que, la publication constituant le délit, le gérant soit le coupable puisqu’il est le publicateur. Obscurément les jurés sentent que ce qui fait l’infraction, ici comme en toute matière, c’est l’intention délictueuse. Et cette intention, à qui donc est-elle imputable si ce n’est à l’auteur de l’article, ou bien au directeur qui est l’âme du journal et le gérant moral de l’entreprise ? Mais quelle que soit la pensée du juré sur ce sujet, il ne peut échapper au dilemme qui se pose. Il faut qu’il condamne le gérant fictif, ou bien, s’il acquitte, il faut que par-là même, et par le fait seul de l’acquittement, il condamne et flétrisse le fonctionnaire contre lequel on n’a produit aucune preuve. Entre deux innocens la loi lui donne à choisir. Il faut qu’il frappe l’un ou bien qu’il frappe l’autre.