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On ne l’engage pas à poursuivre, et volontiers lui dirait-on avec Emile de Girardin, si le scandale se prolonge : « Après tout, la calomnie a été calomniée par Basile ; elle a son bon côté, c’est un avertissement détourné de prendre plus de soin à l’avenir de ne pas mettre contre soi les apparences. »

Notre honnête homme pourra donc éprouver des humiliations, et il subira sûrement toutes les angoisses du coupable. Les conseils contradictoires de ses amis ne feront qu’augmenter son trouble. Placé entre deux groupes qui lui diront, comme le conseilleur de Panurge : « Point doncques ne poursuivez ! » ou « poursuivez doncques de par Dieu ! » il se laissera en dernier ressort guider par son tempérament. Si ce tempérament est énergique, si cet homme est décidé à défendre son honneur, il prend la résolution de porter plainte. Voilà donc la justice saisie et le jour de l’audience fixé.


III

Puisse le jour de cette audience être très rapproché du jour de la diffamation ! Tout délai est ici déplorable. Par les lenteurs qui lui sont inhérentes, la juridiction de la Cour d’Assises, telle qu’elle est organisée, décourage bien des poursuites et, quand elles ont lieu, rend les procès inefficaces.

D’abord, chacun sent bien que, pour atteindre la calomnie, il faudrait l’atteindre soudainement, par un arrêt qui parvienne au public presque en même temps que l’attaque. C’est en fait de diffamation qu’il faudrait organiser le référé, avec sa hâte ! Ensuite, quand de longs jours séparent la plainte du procès, le public parmi lequel les jurés se recrutent, et ces jurés eux-mêmes dès qu’ils sont connus, sont l’objet de la part du journal poursuivi d’une campagne ardente, qui a pour but de créer à l’avance leur opinion sur le procès. Fréquemment, on le sait, ce journal leur envoie personnellement des numéros rédigés en vue d’agir sur leur conscience.

Que peut faire le calomnié contre de tels agissemens, contre des commentaires[1] qui le perdent d’avance dans l’esprit de ses juges, et qu’il ne peut réfuter ? Tandis qu’il est condamné au

  1. « C’est dans l’intérêt de la libre et indépendante administration de la justice, disait lord Coleridge en 1892, que tous les commentaires sur les causes pendantes doivent être évités jusqu’à ce que les jugemens aient été rendus… à partir de ce moment on peut librement les critiquer. » Et dans le pays classique de la liberté de la presse, ces mots ne constituent pas un bénin et platonique avertissement ! Il y a un an à peine, le directeur d’une Revue anglaise se voyait condamné à une forte amende pour avoir publié, sur une affaire qui allait venir aux Assises, des commentaires de nature à faire impression sur le public parmi lequel se recrutent les jurés. Ce directeur avait devant la Cour présenté d’humbles excuses. Il aurait pu être condamné, non seulement à l’amende, mais aux peines les plus rigoureuses. Les Anglais, qui défendent la conscience du juge contre toute influence gouvernementale, ne la protègent pas moins énergiquement contre les sollicitations de l’opinion publique.