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Un souvenir personnel me permet de faire apprécier combien, au début de cette campagne de colonisation, on était loin de se douter, aussi bien approbateurs que censeurs, des proportions colossales qu’elle était destinée à prendre. Un agent diplomatique très distingué, M. de Saint-Vallier, remplaçant M. de Gontaut-Biron à Berlin, avait trouvé l’humeur du redoutable chancelier très adoucie par la retraite de l’ambassadeur qu’il avait pris en déplaisance ; et cette détente momentanée avait permis au nouvel envoyé d’entrer avec celui de qui tout dépendait alors en rapports familiers et presque intimes. Au Sénat, où nous nous rencontrions, il m’entendit un jour exprimer la crainte que, tandis que la France ne songerait qu’aux expéditions lointaines elle ne tombât dans quelque piège qui lui serait tendu de l’autre côté du Rhin. « Rassurez-vous, me dit-il, je suis certain que M. de Bismarck approuve et favorise nos tendances colonisatrices, il y voit la preuve que l’imagination de la France se détourne de toute pensée de revanche. » Je me permis alors de lui faire observer que M. de Bismarck n’était peut-être pas le conseiller le plus désintéressé que nous pussions choisir pour déterminer l’emploi de nos forces militaires. « Je suis persuadé, lui dis-je, qu’il nous verrait sans peine envoyer une armée à Tombouctou. » Je croyais rire, et mon interlocuteur, qui se récria, souriait comme moi ; mais j’ai ri de moins bon cœur quand j’ai appris l’an dernier que Tombouctou était bien réellement entre nos mains et qu’un brave officier français avait péri pour nous assurer une capture dont ni M. de Saint-Vallier ni moi, nous ne prononcions le nom sérieusement.

Comment cet entraînement a eu lieu, comment on a été entraîné de jour en jour et de distance en distance si fort au-delà du but qu’on se proposait d’atteindre, c’est un fait qui n’a rien d’inexplicable pour ceux qui ont suivi d’un peu près, dans l’histoire, le développement colonial de toutes les grandes puissances, aussi bien celui qui a établi au siècle dernier la domination anglaise dans les Indes que celui que poursuit la Russie sous nos yeux depuis qu’ayant franchi le Caucase, elle a commencé à étendre son pouvoir sur les régions septentrionales de l’Asie. Une nation civilisée qui fonde des établissemens au milieu de populations encore barbares est poussée par une attraction à peu près irrésistible à avancer toujours en dehors et au-delà des limites qu’elle s’est d’abord fixées ; dès qu’elle veut s’arrêter, un aiguillon se fait sentir qui la presse et la force de marcher. L’analyse de cet état moral amenant une nécessité matérielle a été faite, à la tribune du Sénat, au moment de la première des discussions engagées