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Quelques-uns se plaisaient à comparer les lakists aux ombres de l’Érèbe : « L’Angleterre, écrivait Pierre Leroux dans la Revue encyclopédique de 1831, a entendu autour de ses lacs bourdonner comme des ombres plaintives un essaim de poètes abîmés dans une mystique contemplation. « D’autres, comme Vigny, associaient dans une même phrase les « douces couleurs laquistes (sic) » aux douces couleurs virgiliennes », ou mettaient, comme Victor Hugo dans l’Ane, « Wordsworth, l’esprit des lacs », à côté de « Young, le pleureur des Nuits », le lac baignant le cimetière. D’autres enfin, les critiques qui passaient pour informés et dont l’opinion comptait, un Villemain par exemple, définissaient dédaigneusement les lakists « des métaphysiciens, raisonneurs sans invention, mélancoliques sans passion, » qui, victimes d’une vie étroite et peu agitée, « n’avaient produit que des singularités sans puissance sur l’imagination des autres hommes, » et, ayant à citer Wordsworth, ils estropiaient hardiment son nom.

De pareilles hérésies, en fait de jugemens, ne s’expliquent que par la complète ignorance.

Cette ignorance est-elle excusable ? Non sans doute, puisqu’il y a peu de poètes plus profonds que Wordsworth, comme il y en a peu de plus originaux que Coleridge. Mais est-elle explicable ? Il ne faut pas hésiter à répondre par l’affirmative.

L’originalité — et, disons-le, la supériorité — de nos romantiques français a été de donner à leurs idées et à des aspirations dont beaucoup venaient du dehors une forme « européenne ». Une fois de plus, suivant une vieille, mais juste métaphore, le génie français a été le creuset où s’est fondu le métal destiné au monde pensant. Une fois de plus, tandis que d’autres l’emportaient peut-être par la nouveauté ou la profondeur des idées, nous l’avons emporté par le culte de la forme et par le souci de l’art. Je sais bien que, ce culte de l’art, il serait très injuste de le refuser à Wordsworth, et M. Legouis a pu légitimement louer son poète « d’avoir enserré la beauté en des vers adéquats ou même en des poèmes tout entiers parfaits. » Mais encore faut-il bien admettre, au risque d’effaroucher quelques « wordsworthiens », que ce mérite est l’exception chez leur poète, tandis qu’il est la règle chez les nôtres. Et n’est-ce pas d’ailleurs M. John Morley lui-même qui, se demandant, il y a quelques années, pourquoi Wordsworth ne s’est pas classé parmi les poètes de l’humanité, concluait que c’est sans doute pour avoir manqué de « cette beauté claire de la forme », de cette « force de concentration » qui caractérisent les très grands artistes ? Venant d’un critique anglais de cette autorité, l’aveu est précieux. Oui, l’œuvre de Wordsworth, admirablement riche, ample et profonde,