Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/341

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la main, de les élever sans cesse par des paroles de commisération et d’amour ? » Et pourtant, quel accueil nos poètes ont-ils fait à Wordsworth ? Voyons plutôt.

Et d’abord ils ne l’ont pas traduit : chose étrange, dans un temps où l’on traduisait tout. Pourtant, Wordsworth était célèbre en France, et, dès 1835, on pouvait lire ici même : « Wordsworth est aujourd’hui en pleine possession du trône poétique de l’Angleterre. Ce n’est pas encore un roi populaire chez tout son peuple, mais c’est un roi solidement établi et qui n’a même pas contre lui de prétendans. » Quelques-uns le citaient dévotement, comme un précurseur et un maître. Même, en 1825, Amédée Pichot, infatigable adaptateur d’œuvres anglaises, rendit visite aux lakists dans leur solitude et, dans son curieux Voyage historique et littéraire en Angleterre et en Écosse, se loua de leur « patriarcale hospitalité. » Avant M. Paul Bourget, il erra sur les bords du Windermere, et comprit ce que ces poètes devaient à cette nature qu’ils chantaient : « Ils n’admirent la nature, écrivait-il, que parce qu’ils l’aiment. Dans ses solitudes muettes, sur le sein de ses lacs, dans le demi-jour de ses forêts, il leur semble que leur âme se fond avec lame universelle : ils sentent une influence inévitable et ineffable qui les exalte, les ravit et les purifie. » Il traduisait ou analysait Geneviève et le Vieux Marin de Coleridge ; Jeanne d’Arc et Madoc de Southey ; l’Excursion et la Pauvre Suzanne de Wordsworth. Il reproduisait des autographes de ces maîtres. Il écrivait au sujet de la poésie de Wordsworth : « Elle demande le recueillement et le sentiment religieux qu’il est nécessaire d’éprouver pour apprécier tout ce qu’a de sublime le silence d’une forêt, ou plutôt la solitude un peu monotone d’une immense cathédrale gothique éclairée du demi-jour mystérieux de ses vitraux. »

De la philosophie prêchée par Wordsworth, Amédée Pichot ne dit rien de précis, et pour cause. Mais il goûte son réalisme : « Pour moi, je l’avoue, j’ai quelquefois trouvé un monde entier de sensations nouvelles dans ces sujets indignes… Il est dans les plus petits phénomènes de la création de mystérieuses harmonies fécondes en grands résultats. » Pas plus qu’Amédée Pichot, nos romantiques n’ont jamais pris au sérieux, ils n’ont même jamais cherché à comprendre, la philosophie du poète ; ils ont résolument ignoré sa doctrine, et, ce faisant, ils ont ignoré l’essentiel de son œuvre. Outre que son optimisme, s’ils l’avaient examiné d’un peu près, leur eût semblé paradoxal, ils n’ont jamais philosophé avec la conviction d’un Wordsworth. Soyons sincères : si l’on excepte cet admirable Vigny, il leur a manqué,