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France se serait annexé, au prix de coûteux et sanglans sacrifices, trois ou quatre royaumes, chacun plus grand que le territoire qu’elle possède en Europe, et qu’elle y aurait établi une domination nominale toujours contestée et exigeant la présence d’un corps de troupes tenu sur le pied de guerre, il se serait défendu de nourrir un tel rêve comme d’une chimère inventée par l’exagération familière à l’esprit de parti. Et cependant c’est là que nous en sommes (jetez les yeux sur la carte) avec Tunis, le Tonkin, le Soudan, le Congo, le Dahomey et Madagascar.

Et ce qui prouve que nous y sommes arrivés sans le savoir et sans le vouloir, c’est qu’au début de chacune de ces campagnes, ceux qui les entreprenaient commençaient toujours par protester que leur action serait sagement limitée et qu’on ne songeait nullement à conquérir le terrain où on mettait le pied. J’entends encore de quel ton solennel et presque sévère, M. Challemel-Lacour, ministre des affaires étrangères, nous avertissait au Sénat de ne pas concevoir des espérances ou des craintes exagérées du coup de force qu’on allait faire au Tonkin : « Point de chimère, disait-il, point d’entreprise romanesque. N’oublions pas que la concentration de nos forces est la première condition de notre sécurité… Il ne nous est pas permis, ajoutait-il en concluant, de songer à une conquête du Tonkin, qui ne présenterait pas de grandes difficultés, mais qui serait absolument stérile[1]… » Et M. de Freycinet, quelque temps après, annonçant une première expédition à Madagascar : « Il ne faut pas parler, disait-il, de manière à faire croire que nous marchons à la conquête de Madagascar, nous ne voulons que maintenir le statu quo[2]. »

Deux ans plus tard, à la vérité, le même ministre apportait un traité passé avec la reine des Hovas, qui accordait à la France une sorte de suzeraineté sur toute l’île, mais il expliquait bien que, sauf pour les relations extérieures, cette suzeraineté serait purement nominale et qu’il ne songeait pas à la transformer en un protectorat général : « Je considère, disait-il, qu’il n’y a rien de plus dangereux que d’assumer la responsabilité de l’administration des peuples qui ne sont pas encore arrivés à un degré de civilisation très avancé. Nous n’avons pas réclamé le protectorat, et quant à moi je détournerais mon pays de le réclamer jamais[3]. » Et voilà comment un résident français gouverne aujourd’hui non seulement le Tonkin, mais l’Annam ; et un autre trône à Tananarive.

  1. Sénat, séance du 13 mars 1883.
  2. Chambre des députés, séance du 28 juillet 1883.
  3. Chambre des députés, séance du 25 février 1886.